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L’ANGE IVRE +

30 Août

L‘Ange Ivre ramène aux débuts de Kurosawa, avant les opus identifiés par tous les cinéphiles et systématiquement catalogués ‘chefs-d’œuvre’ (RashomonLes Sept Samouraïs). Il s’en rapproche toutefois, puisque c’est son premier film ‘typique’, où démarre la collaboration avec Toshiro Mifune. De plus, cet opus apporte à Kurosawa son premier grand succès critique sur le territoire national, deux ans avant les louanges à l’international, à partir de Rashomon en 1950. Il suit la tentative d’un médecin alcoolique de sauver un jeune gangster atteint de tuberculose.

C’est le huitième opus signé Kurosawa et le premier où il se sent libre ; pas parce qu’il parviendrait à amadouer la censure (il doit toujours composer – le scénario subit des correctifs), mais plutôt car celle imposée sous l’occupation américaine (1945-1952) ne l’entrave pas. Elle vise à l’établissement d’un modèle démocratique, à la diffusion de valeurs libérales et réprime le militarisme (autrement dit, du ‘nation building’) ; presque du sur-mesure pour Kurosawa, pacifiste par conviction lui, souvent progressiste dans ses partis-pris. Et parfaitement humaniste, jusqu’au tournant (dont les germes sont déjà dans sa relecture de Gorki, Donzoko) de Yojimbo/Sanjuro où il donnera un nouvel élan au film de sabre.

Avant que ce projet ne se transforme en sa première œuvre « personnelle », Kurosawa voulait sonder l’âme des yakuzas, les mafieux japonais. Cet aspect joue finalement au second plan et son intérêt est symbolique. La décennie suivante (années 1960) allait connaître le triomphe des yakuza eiga, centrés sur la vie courante et les relations entre les membres de ces clans ; L’Ange Ivre fait peut-être partie des ancêtres du phénomène, mais est plus proche du ‘film noir’ (courant contemporain, très anglo-saxon) à la japonaise. Le jeune voyou interprété par Mifune est l’allégorie d’un Japon sans repères au sortir de la guerre. Il est absorbé par ses vieux démons, pourtant obsolètes et parfois rachitiques : en effet ses employeurs gardent la main grâce à la misère et à la confusion d’après-guerre, mais leur ascendant semble celui d’astres morts, sauf conversion incertaine (elle aura lieu, décevant les espoirs formulés dans ce film).

Mais si cette supériorité ‘morale’ voire ‘existentielle’ n’est plus valable pour les deux personnages principaux (le docteur la combat, le patient la délaisse), elle reste vivace chez de nombreux sujets, comme l’assistante du docteur (toujours prête au fond à se jeter dans la gueule du loup – c’est-à-dire à se vautrer devant son ancien bourreau et amant). De plus cette tombée en désuétude des superstitions et de la féodalité n’est pas tant gage de libération dans des circonstances frôlant la désolation ; les lumières occidentales, les divertissements et les promesses de vie facile agissent comme des consolations ou de doux leurres. Matsunaga/Mifune est justement l’otage consentant de ce nouveau modèle envoûtant mais peu charitable ; dans son cas c’est plutôt une façon d’embellir son entreprise d’auto-destruction (il patine lors des scènes de danse, jusqu’à s’effondrer – après avoir fait illusion sur la piste, dans le passé hors-champ).

Le cancer du poumon et la proximité avec la mafia sont corrélés : le mode de vie et les fréquentations de Matsunaga/Mifune reflètent ces déchirements nationaux ; Sanada/Shimura en est le phare, usé mais tenace. Plus prosaïquement, Yoidore tenshi est aussi une représentation pertinente de l’alcoolisme et des compulsions morbides en général, présentes chez les deux principaux protagonistes. Il montre, via Matsunaga, la compétition entre la volonté de refaire surface et les pulsions auto-destructrices, les sursauts patauds et les lamentations blasés ; ironiquement, Sanada doit sa résistance à tout ce qui fait son aigreur. Il a ignoré les appels du vide, persiste, mais n’a pas une vie plus gratifiante ; la frustration fermente, les mauvais comportements des autres et de sa propre impuissance (comme réformateur et comme professionnel – carrière ‘médiocre’ à ses yeux) alimentent son dégoût.

Cette rage même moisie le maintient pourtant en vie et lui donne du courage face à ses agresseurs et aux menaces de la vie ; et il faut bien de la colère ou du déni (ou obstination malgré la médiocrité de l’état des lieux – ce qui revient en même) pour un courage authentique (même si son imitation, d’essence mentale, peut sembler plus méritoire). Sanada, obscur notable alcoolique, est le plus proche de l’héroïsme : loyal envers l’alcoolique, progressiste (partisan de l’égalité hommes/femmes), idéaliste en dépit de ces heures sombres et doué de paternalisme malgré tout (qu’il exerce notamment en protégeant son assistante). Matsunaga le patient infect est plutôt l’équivalent d’un ‘bad boy’. Son issue rappelle celle de Tony dans Scarface (1932, signé Hawks) : la scène de confrontation armée, à la fin, renvoie au meilleur des films de gangsters américains des années 1930.

Sur un plan plus ‘people’, on notera la correspondance entre la vie de Mifune et celle de son personnage. Acteur novice, il était encore un paumé intégral, isolé dans le Tokyo d’après-guerre, lorsqu’il passa son premier casting en 1946, sur un malentendu. Avant L’ange ivre, il n’était encore apparu que dans La montagne d’argent (1947, de Taniguichi) ; il jouera dans 16 films à venir de Kurosawa, toujours dans le rôle principal et devient rapidement l’acteur japonais le plus connu. Son charisme en fait d’ailleurs le pilier inattendu de L’ange ivre, fonction initialement dévolue à Takashi Shimura qui interprète le docteur. Son jeu plus intérieur a pu le faire sous-estimer ; il compte pourtant parmi les acteurs les plus prolifiques du cinéma japonais. Fidèle de Kurosawa, il a participé à son premier film (La légende du grand judo) et l’accompagne jusqu’en 1965 (avec des retrouvailles juste avant sa mort via Kagemusha en 1980 – l’opus produit par George Lucas, redevable envers Kurosawa pour son influence, notamment via La forteresse cachée). Shimura aura le rôle principal dans Vivre (où il joue un fonctionnaire accablé par sa vie absurde et son entourage ingrat), un des rares films d’avant Barberousse où Mifune n’est pas à cette place.

Note globale 79

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KING OF THE ANTS =+

28 Oct

Stuart Gordon est d’abord un des barons du bis horrifique, avec une œuvre sous influence lovecraftienne dont les plus fameux morceaux sont Re-Animator et From Beyond. Dès les années 1990 sa filmographie s’étend à la science-fiction, pour des résultats mésestimés (Fortress, Space Truckler). Deux ans après sa première adaptation directe de Lovecraft (Dagon), Gordon change totalement de registre. King of the Ants présente toujours des éléments gores, mais le fantastique est délaissé et les quelques loufoqueries ont des sources bien réelles. Après cet opus, Gordon récidivera via Edmond et Stuck, chroniques sur des gens entamant leur décrochage, ou le subissant depuis les origines comme Sean.

Ouvrier sans grands désirs ni ambitions, Sean Crawley (Chris McKenna) accepte de s’improviser tueur à gages, sur la demande tout en sous-entendus de Duke et Ray. Mais Sean a trop bien fait son boulot et le meurtre pose problème. Il a un moyen de pression pour obtenir le salaire que lui refuse Duke et s’abstenir de fuir la ville ; ses commanditaires le lui font payer cher. Ils sont d’autant plus agacés que Sean a eu leurs faveurs car c’est un zéro et certainement un idiot (il n’a « même pas de voiture » !). Sauvé par un de ses amis qui l’abandonne sur la route en ville, Sean se retrouve au milieu des mendiants à traîner sa piteuse figure. Récupéré par une travailleuse sociale qui l’emmène à l’hôpital où elle veille sur lui, il est accueilli chez elle à la sortie. Forcément, dans la crasse et la fiction, les bonheurs ne sauraient arriver par hasard.

C’est donc une malédiction sans surnaturel, où l’absurde et la cruauté servent de transcendance. Ce jeune type semble privé d’une vie paisible et reliée à d’autres, quelque soient ses efforts ou ses dispositions. Sean est toujours rattrapé par sa condition misérable et par son erreur, commise à cause de son zèle, de sa veulerie désespérée et de sa conscience légère. Son manque de volonté passé, s’il se comprend compte tenu de sa perdition profonde (c’est l’anomie totale et lui barbote sans boussole individuelle), continue à l’empoisonner jusqu’au-bout. Sauf s’il s’adapte puis disparaît, c’est-à-dire se comporte en prédateur destiné à vivre dans l’ombre, tirant un trait sur les soupçons d’attaches plombants, les promesses moisies et les sources d’ennui.

La sympathie de Gordon à l’égard des hors-jeux ou égarés est manifeste. Sorti du ‘cinéma de genre’, il restitue l’ambiance dans laquelle ils s’agitent avec empathie mais sans sombrer avec eux, gardant un œil à distance : de la complaisance réfléchie, pour une vision au nihilisme éloquent. Toutefois il n’abstrait pas grand chose avec cette attitude (sauf pour dire le souci des losers communs) : le film est agressif, éventuellement remuant (côté ‘uppercut’ et vengeance de Sean), mais le scénario bâclé cumulé à une forme vulgaire et cheap donnent le sentiment d’assister à un tour de chauffe sous couverture (Edmond sera plus ‘ferme’). Enfin le film est généreux y compris rayon grotesque, au travers des délires poursuivant Sean (démenti radical de ses fantasmes déclarés au début, triviaux et ‘hollywoodiens’) : visions libidinales d’une nostalgie glauque ou fantaisies effrayantes (avec cette fille prenant des proportions monstrueuses).

Note globale 66

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Suggestions… Der Todesking + Feed + Terreur à domicile

Scénario & Écriture (2), Casting/Personnages (3), Dialogues (3), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (3), Visuel/Photo-technique (2), Originalité (3), Ambition (3), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (3)

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JOKER ****

17 Oct

4sur5  Tous ces (d)ébats éthiques et policiers sont naturels – naturellement futiles puisque le film se met dans une position irrécupérable pour n’importe quelle cause, à moins qu’elle soit nihiliste ou de mauvaise foi. C’est différent pour les individus qui pourront y trouver matière iconique. Arthur le pré-Joker est irrésistiblement sympathique (ou pathétique). On est invités à vivre ou sentir sa misère, embrasse son point de vue avec ivresse ; en même temps on peut garder ses distances car il est trop taré, mauvais ou répréhensible malgré tout ce qui plaide en la faveur de ce clown ou de son pardon. On le voit tel qu’il est et parfois comme il se voit, on voit le monde comme lui le voit et parfois comme il est. On disparaît dans notre fauteuil lors du pire moment de solitude, inévitable et dans lequel lui plonge avec candeur ; la mise en scène abrège le calvaire [du stand-up] pour une digression d’autant plus tranchée et positive.

Le Joker est à la fois désacralisé et renforcé humainement. Tous les éléments physiques du mythe sont reliés à des handicaps ou dégâts neurologiques appelés à être sublimés. Son rire pathologique n’intervient jamais innocemment. Ces hilarités inappropriées se retrouvent souvent chez des sortes de schizophrènes, ou s’avèrent le fruit d’embarras ou d’émotions trop intenses ; dans son cas, au-delà de sa vérité biologique, c’est son résidu de protections qui craque alors que s’insinuent son âme et son jugement authentiques. En donnant dans le malheur systématique et le pathos à volonté le film devrait se résumer catalogage lourdingue d’A Beautiful Day, mais ce qu’il a en plus (car effectivement il marque peu de points en terme de subtilité ou d’originalité), outre la bande-son édifiante, les décors oppressants et les couleurs asphyxiantes, c’est la radicalité commuée en vocation : l’exposition d’un antihéros dans son premier acte, en train de se vautrer à chaque marche et se relever avec une détermination hagarde.

Habituellement avec Batman, nous avons le point de vue des ‘gentils’, mais aussi souvent un plaidoyer socialement réactionnaire et élitiste, voire ‘despotique’. Zack Snyder a logiquement débarqué dans le secteur et dirigé un Bat v Superman qui pourrait rétrospectivement éclairer les ambiguïtés de Watchmen. The Dark Knight Rises était plus prudent mais peut-être plus accompli encore sur cette ligne. On y retrouve cette admiration (plutôt qu’une déférence) et cette identification envers ces êtres supérieurs, architectes du monde où pullulent les éléments insignifiants, mais aussi parfois jaloux et destructeurs (comme les meutes d’Occupy Wall Street, ou celles acclamant le Joker, ou simplement les microbes qui lui servent de voisin).

Mais aujourd’hui nous sommes du côté de la contestation voire de la liquidation. Il y a le soulèvement populaire, la colère contre les riches de ceux qui n’en peuvent plus d’être des ‘clowns’ donc des imbéciles pour ceux qui ont réussi. Le film est voué à une résonance large, politique dans la foulée : dans son orgie de violence finale, il y a autant de quoi ravir les lanceurs de cocktails molotovs que le supposé cœur de cible ‘incels’ et alt-right d’après les éclairés de la plume et de la critique. Bien sûr ce spectacle obscène et émotionnellement puissant ne peut que plaire en masse, mais il plaira aussi spécialement, à moins qu’ils se sentent obligés, aux véritables psychopathes et impulsifs, puis à tous ceux qui cèdent à l’auto-apitoiement pointé par le présentateur certes pas à un amalgame près, mais pas non plus dans le faux.

Aussi Joker va naturellement parler aux désaxés et nullités sociales en tous genres, donc aux opprimés silencieux auxquels les défenseurs des droits nouveaux et des rentes de l’inclusion n’ont rien à dire et dont ils ont peur car au mieux pour eux ils posent question à leur installation. Pour autant le personnage ne livre rien directement, tout au plus son cheminement peut servir des gens démagogues, des pleurnichards ou des séditieux par nature. Son discours est pauvre et plus opportuniste que profond. Il consiste principalement à déplorer les incivilités – c’est discutable et c’est surtout lui qui ne reçoit aucun égard. Par là on sent bien à quel point Arthur est animé par un stress plus égotique que Franck dans God Bless America, où le gars vit un sincère souci moral.

Indifférent à ce que cela implique à terme, cette Valse des pantins poisseuse prend parti pour sa créature : une victime, un loser et un fou – qui après la séance deviendra l’emblème d’une insurrection permanente, exultant la rancune envers une société dont on ne tire que les miettes, où on est rien et pour laquelle on a plus d’estime. C’est de la pure destructivité et un égoïsme hideux poussé dans ses retranchements, pas tellement du populisme ou de l’anarchisme, simplement les légions derrière ces notions connaissent ces sentiments et contiennent, avec les refuges psychiatriques, le plus grand nombre de cafards immédiatement reflétés par ce Joker. L’écriture et l’appréhension du personnage sont fragiles à bien des égards mais le film réussit à rendre cinégénique sans la dénaturer la folie. Ou du moins un certain type ; cet exemplaire-là est misérable puis flamboyant, aigri ou exalté, éteint et passablement servile mais à d’autres moments agressif, débile ou impressionnant. Seule unité : l’éloignement constant de la lucidité – donc de la condition du Joker incarné par Heath Ledger, trouble-fête renonçant à son humanité et terroriste parfaitement conscient du jeu.

La mise en scène emploie des éléments pas du tout cartoonesque, réalistes et même cafardeux, comme la pauvre gentille maman abusive ; l’indigence à perpétuité ; le regrettable besoin d’amour ou de reconnaissance ; l’aspect désolant d’un vrai fou et justement ce moment où une expérience est tellement absurde et navrante qu’elle en devient effrayante. Tout ça est commun. Ce ne sont pas des trucs ‘spectaculaires’, même si dans un film on rend la chose fascinante (en évitant les dégueulasseries inhérentes) et que celui-ci arrive au moment où ils prennent une dimension forte (sauf qu’avant il y a environ trois décennies de barbotage). Le problème est d’ailleurs dans ce semblant de misérabilisme, heureusement transcendé mais néanmoins point de départ et ‘rempart’ de tout l’exercice ; Todd Philips l’a explicité et on sent, du moins au lancement, que le film a été nourri par la volonté (que ce soit par amitié ou curiosité) de présenter un bon garçon basculer vers les ténèbres. Ce n’est qu’une accroche et il vaut mieux la laisser couler, sans quoi la séance sera une véritable épreuve, un moment bien triste et finalement inquiétant. À la place il vaut mieux rire avec Arthur qui n’a pas choisi son handicap grotesque, ne comprend rien aux traits d’esprit et se noie dans sa candeur déplacée et ses retards inoculés par son ignoble maman aux yeux de laquelle il est un bon petit chien indépendant. Tout cela est aussi drôle que cette scène où des yuppies puants de certitudes et de bêtise assermentée sont dérangés par l’irruption d’une aberration – et le bouffon à la piteuse bonne volonté devient réfractaire et alors l’humour devient glorieux et savoureux.

Arthur comprend, ou à défaut décide « I used to think that my life was a tragedy but now I realize it’s a comedy » : c’est exactement ce qui rend le film réjouissant voire excitant – qu’il recouvre cette perspective le gâcherait s’il n’en tirait pas d’ironie et ne laissait pas place à cette confusion intérieure. Et c’est exactement le meilleur état d’esprit quand l’existence d’un être, voire lui-même comme chose humaine, sont lamentables : à quoi bon s’engourdir dans la tristesse ! Il faut bien en revenir si on s’accepte condamné à vivre. Et s’il n’est pas un agent conscient il est très vite un symptôme réjouissant : son rire aberrant se heurte aux efforts de sérieux des autres, à leurs convictions fermes et crétines (comme cette maman persuadée de protéger son fils de ce qui ne saurait être qu’un prédateur ou une influence toxique) ; au bar, déjà dans le public il casse l’ambiance. Il scie lui-même la branche de l’humour sur laquelle il veut débouler ; c’est une sorte de blob involontaire qui ne laissera aucune magie et aucun vernis résister, hormis ceux de sa mise à feu (qui n’est pas là pour illuminer le monde ou apporter la justice). Arthur est un déchet humain égaré dans un univers qui n’en finit pas de mourir ou se réformer. Pour les urbains esseulés son parcours peut être une sorte de purge, spécialement lors du massacre dans le métro. S’y répand une rage insouciante seulement ajustée par l’ordre du jour. On est pas ou plus au stade ‘politique’ mais vital. Dommage que cette trajectoire soit nettement encadrée dans l’espoir de lui garantir un sens ‘objectif’ et d’illustrer ce qui doit être une pente fatale vers le crime et un surcroît de démence. Mais les performances ne seraient peut-être pas si éloquentes et la beauté du film pas si éclatante sans cette artificialité et ce surplomb éthique heureusement mal assuré. La scène des toilettes en est le symptôme flagrant – un paroxysme décrété avec une solennité et une douceur qui sans tiédir le délire tendent à le singer (avec virtuosité) ; les danses ultérieures, spécialement celle dans l’escalier et même celle malhabile sur la voiture accidentée, ont davantage le goût de la liberté et de l’accomplissement dément.

Note globale 78

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Suggestions… Bernie + Old Boy + Les Ardennes + Killer Joe + Le Loup de Wall Street + Excalibur + Blow Out + Gacy + Two Lovers + Requiem for a dream

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HÉRÉDITÉ ****

21 Sep

4sur5  L‘horreur mêlée au surnaturel est la variante la plus prisée aujourd’hui (avec Conjuring en mètre-étalon et de nombreuses cash-mashines comme Paranormal Activity, les Ouija), peut-être la préférée depuis cent ans ; le slasher a eu son heure de gloire, courte, d’autres titres fracassants sont restés des exceptions sentant le souffre, le gore pour lui-même ne crée l’événement que chez les amateurs. Avec le surnaturel viennent généralement les bondieuseries, l’hystérie, des manières sensationnalistes et une narration à peu près aussi démente que les pauvres personnages. Si vous n’êtes pas client du genre, mais avez aimées les incursions de Polanski, vous devriez apprécier Hérédité.

Enfin un film de genre (et surtout un à base de possession) efficace, immersif, bien que peu démonstratif. C’est une réussite intrinsèque qui pourrait très bien atterrir dans un autre domaine ou rester indéterminé (sauf bien sûr pour basculer vers la farce – le grotesque est là mais même en étant d’humeur sinistre on y trouverait pas une comédie accidentelle, sauf peut-être si on refuse les audaces et étrangetés de la fin). Comme les ‘chefs-d’œuvre’ de l’horreur et du thriller sombre, avec lesquels il flirte, Hérédité est riche du poids des souffrances de ses protagonistes. Cette richesse de fond s’exprime davantage par les détails de caractères, de dialogues et d’humeurs, que par l’action.

Les originalités ne tiennent par sur le scénario ou quelques avatars – elles paraissent dans l’interprétation, les personnages. Elles s’expriment dans le ton (cet affreux drame familial) – davantage que via le style (cette sorte d’horreur psychique, paranoïaque). La mise en scène très formaliste est subordonnée à l’agenda (l’obscur et le conscient) des protagonistes et en particulier d’Annie (interprétée par Toni Collette). Elle introduit l’empathie, l’attente et l’anxiété, peut aussi amener l’ennui ou l’agacement chez ceux qui ne seront pas embarqués ou intéressés par ces gens à l’agonie, déjà ou bientôt abîmés. On frissonne par désespoir plutôt que par simple peur ou surprise (tout de même au rendez-vous, au-delà de la moyenne). Charlie, en tant qu’individu et ‘cas’, inspire l’effroi et la sympathie. Comme beaucoup de tarés ou déviants ordinaires, elle est un démon en proie à la panique, isolé, à découvert.

Le personnage le plus attractif reste celui d’Annie. Elle aurait pu être un père décent, elle fait une mère difficile. Trop accablée pour pleurer ou gérer sa colère, elle éprouve des difficultés à faire ou dire les bonnes choses aux bons moments (son rôle dans Japanese Story n’était pas si éloigné). Ses faiblesses en font un demi-monstre, sa culpabilité est largement justifiée, pour autant ses malheurs ne sont pas mérités. Sa détresse, son intensité, son hostilité et sa peur péniblement inhibées en font un des individus les plus attachants vus sur grand écran – très différent de ce qui se donne à voir, peut-être simplement car plus profond et sans compromis. Gabriel Byrne en père Graham apporte un peu de sécurité – il est calme, solide, réprimé ou lisse au point de passer pour prosaïque. C’est simplement une pièce rapportée : en-dehors de cette filiation maudite, il est aussi étranger que si nous étions soudain projeté dans cette réalité. Annie, Peter, Charlie n’ont décidément pas d’alliés fonctionnels ; par sa mollesse et d’autres raisons le dernier aura un temps échappé à l’essentiel des troubles.

L’accumulation de pathologies sévères dans la famille proche aurait pu orienter le film vers la foire clinique, le ‘freak show’ façon American Horror Story. Les spectateurs sont bien conviés à la foire mais elle est émotionnelle et, de façon incertaine (puis primaire) spirituelle. Les manières glacées du film, ses travelling lents, ses panoramas aux insinuations tragiques, font sa force – ou seront employés à charge contre un film si restrictif, trop habile et calculateur pour que ses légèretés lui soient pardonnées, ou que son ampleur ne paraisse pas exagérée par rapport à ce qu’il doit nous raconter. L’écriture n’est peut-être pas brillante par elle-même, mais le langage des images est presque parfait. Le spectateur reçoit tous les indices nécessaires et rien n’est gratuit dans le développement.

Des anecdotes, parfois microscopiques, trahissent tout l’édifice sans qu’on les reçoivent depuis le bon étage – avec le recul on constatera leur pertinence psychologique ou scénaristique après avoir deviné seulement l’un ou l’autre. La séance s’embrase dans sa seconde heure grâce à l’apport du paranormal et au secours de Joan (Anne Dowd déjà sensible aux sectes négativistes dans Leftovers). Le gain n’est toutefois pas total ; les explications du dénouement sont irréprochables, mais l’éloignement de l’humain et la résolution express des traumas sont un peu frustrantes (pas vraiment décevantes). Tout ce que je regrette de ce film, ce sont quelques scènes à la tournure prévisible et particulièrement des ‘tropes’ au début : la classe de pré-adultes américains, l’oiseau crashé contre la vitre. Le commentaire littéraire du prof en écho au film est un comble de lourdeur.

Note globale 78

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Suggestions… Ne vous retournez pas + Les Innocents + Get Out + Rosemary’s Baby + Shining + It Follows + Mise à mort du cerf sacré + Mother ! + Split + Mister Babadook + Ghostland + Sans un bruit

Scénario/Écriture (7), Casting/Personnages (8), Dialogues (8), Son/Musique-BO (7+), Esthétique/Mise en scène (8), Visuel/Photo-technique (8), Originalité (7), Ambition (7), Audace (7), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (8), Pertinence/Cohérence (7)

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DAMNATION =+

16 Oct

En 1988, avant ses sacro-saints Tango de Satan et Harmonies Werckmeister, Bela Tarr présente la première pièce de sa triade de référence. Damnation est son cinquième long-métrage, un poème élégiaque demeurant l’une de ses réalisations les plus stimulantes. Le film n’est pas exaltant, loin de là, mais il y a en lui plus de matière et de vitalité que dans une production moyenne du cinéaste. En lui-même, c’est aussi une expérience forte, digne des Midnight Movies.

Le début a d’ailleurs un côté Eraserhead : il faut imaginer le premier film de Lynch déplacé à la campagne et dans un contexte où la mort a gagné, jusque dans l’âme du héros. Il n’y a aucune menace dans Damnation, sinon celle du pourrissement et de l’accélération : du délire, de la solitude, du désœuvrement. Dès son premier film, Le Nid familial, Bela Tarr se penchait sur le cas des lésés du communisme ; Damnation transcende cet état des lieux social pour atteindre une valeur beaucoup plus forte. Damnation sublime la situation des morts-vivants des campagnes reculées. Les gens seuls dans leur désert comme les corps résignés déclinant dans l’arrière-pays sont illustrés.

Damnation a une grande vertu, c’est de profiter des bons côtés de ce cinéma basés sur des séquences interminables : parfois, à force d’endurance et de sacrifices, ou même spontanément, arrive l’occasion de vivre avec le film. Dans le cas de Damnation, c’est pour intégrer un univers absolument mélancolique et suivre l’agonie d’un personnage, laquelle semble sans début ni fin. Damnation est chargé de défauts grotesques et caricaturaux : ces personnages venant réciter leurs tirades théâtrales à d’autres avant de s’évaporer, ces séquences s’étirant à l’infini. Mais au moins Bela Tarr remplit son film d’une matière concrète, valant pour elle-même et pas seulement pour un symbolisme laconique – sur lequel il serait de bon ton de s’extasier pendant trois plombs, comme ce sera le cas à l’avenir avec le vieillard nu dans Werckmeister.

karhozat

Ces dispositions servent la fresque dressée par Damnation, même si celui-ci demeure un spectacle toujours proche de la vacuité et du caprice d’auteur – bien plus que de l’arnaque. Comme la chanteuse du Titanik Bar, ce film si bien nommé exerce une séduction désoeuvrée. Damnation se rapprocherait de la grossièreté du futur L’Homme de Londres sans sa bande-son. Les moments musicaux surnagent et amènent un recueillement positif avec même une petite chaleur, presque des lambeaux de joie comme ceux qu’on peut trouver des les moments les plus désespérés, où le simple fait de sentir son corps présent et le monde tourner réconforte. Parmi les longues séquences, il y a celle du bal, version déchue et gueule de bois du Guépard. On trouve là une certaine effervescence populaire sans le moindre aspect criard ou vulgaire.

Lorsqu’il ont accepté leur sort, les damnés s’en tirent ainsi avec les bénéfices de la résignation. Ils sont peu de choses pour le monde objectif, mais une harmonie récompense leur pudeur. Et pour les plus solides, un certain confort et même la satisfaction d’une vie pleine est accessible. Ce n’est pas le cas du héros, pas prêt non plus à s’évanouir plus encore dans son état de mort-vivant, aussi il va terminer sa course en se liquéfiant carrément en page blanche reflétant le premier objet extérieur venu. Il finit animal parce qu’il ne pouvait ni rester un petit bonhomme sans destin, ni s’épanouir en tant que mort-vivant.

L’entrée dans le Titanik Bar est le meilleur passage du film. Karrer vient s’y brancher sur sa seule source d’énergie, rejoignant tous ceux présents pour tromper le vide, meubler la détresse. On vient au Titanik Bar moins comme des marins en quête d’un phare qu’à la façon d’orphelins cherchant une drogue pour habiter la réalité tout en pouvant s’adonner à leurs rêveries, admises comme déconnectées et intraduisibles dans ce monde. Explorant cette terre des résignés, Bela Tarr ne devient pertinent que lorsque ces moments l’emportent sur les déclamations théâtrales. Celles-là ne font que singer la nature des protagonistes, même si elles ont le mérite d’illustrer l’état de ce monde où le temps a été balayé. Bela Tarr aurait pu faire de beaux clips hypnotisants, il a fait ce film positivement désertique au milieu d’une ribambelle de produits absents à eux-mêmes.

Note globale 68

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Suggestions…  Family Portraits + Leaving Las Vegas + Le Conformiste + L’Impasse  

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