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SOUDAIN L’ÉTÉ DERNIER ++

19 Août

Dans les années 1945-65, c’est la mode du cinéma psychanalytique à Hollywood. Parmi les plus éclatantes réussites se trouvent Marnie de Hitchcok en 1964 et, cinq ans avant, Soudain l’été dernier de Mankiewicz. Réalisateur de L’aventure de Mme Muir, All About Eve ou encore Le Limier, c’est un cinéaste majeur de son temps. Il est est un peu atypique par rapport aux confrères à son niveau, en raison de l’importance accordée aux dialogues et aux relations entre les protagonistes, au détriment de démonstrations plus spectaculaires. Avec Soudain l’été dernier, il signe une des dizaines d’adaptation Tennesse Williams (Un tramway nommé désir, La Nuit de l’iguane), dramaturge controversé mais obsédant la critique.

Le docteur Cukrowicz (Montgomery Clift), connu pour ses expérimentations en lobotomie, est dépêché par Violette Venable pour prendre en charge sa nièce, Catherine, devenue démente depuis la mort de Sebastian [fils de Violette] l’été dernier. Il a l’habitude de travailler dans des conditions précaires et madame Venable est en mesure de financer son hôpital. Cependant il réalise rapidement que l’ensemble de la famille est sujette au délire. Tout est polarisé autour de Sebastian, un mystère pour le psychiatre et le spectateur, une sorte de légende dont les différents membres de sa famille mettent en scène les facettes et cherchent à piller un héritage déformé par les fantasmes et les secrets. Tous les projets en court n’existent qu’en vertu de son souvenir ; son passage a tellement sidéré Catherine (Taylor) et absorbé les projections de Violette (Hepburn) que les deux femmes ne peuvent vivre qu’attachées à lui ; et mort encore il les mène, les dépasse et son absence les rabaissent.

Faisant écho à certains épisodes de sa vie familiale, la pièce était une catharsis pour Tennesse Williams. Cette énergie particulière se répercute sur la version cinéma. Mankiewicz développe cette histoire extrêmement resserrée (en terme de temps, d’événements, de lieux, de protagonistes et finalement d’objets) comme un choc de subjectivités malades tirées de force vers la vérité, résistant ardemment. Un suspense freudien enrobe cette course, dopée par un langage symbolique (y compris dans les noms) et des allégories aux accents mythologiques. Soudain l’été dernier pourrait se réduire de façon simple, mais ce serait un trompe-l’oeil : peu d’étendue et d’effusions, une profondeur et une densité impressionnantes. Les dialogues sont géniaux (« peut-être que la haine c’est ne pas être capable d’exploiter le monde »), la mise en scène au diapason et les schémas récurrents du cinéaste (une vérité à retrouver, un rapport de force renversé) grandis ; souvent ses mécaniques brillantes ne contiennent que leur propres jeux (ou un ‘sens social’ un peu étriqué), ici au contraire se trouvent des lignes de force humaines, dans un sens plus perçant et charnel.

Mankiewicz se focalise sur les passions et les croyances de ses personnages, souvent des architectures complexes permettant de soutenir le déni d’une faute, consommée ou non, ou de réalités insupportables. Le cas de Catherine attire la sympathie, grâce à son caractère fougueux autant qu’à sa position de victime ; otage des caprices de sa tante et de la cupidité de son horrible famille, elle se débat dans un carcan de  »folle », assommée par les injonctions contradictoires et les messages urgents que personne ne veut entendre. Sa situation est terrifiante, son caractère charmant ; le jeu d’Elizabeth Taylor (dans La chatte sur un toit brûlant l’année précédente, elle était déjà dans une adaptation de Williams et opprimée par sa famille) lui confère une espèce de rudesse juvénile désarmante. Droite en théorie et lucide selon ses prétentions, sa tante s’avère plus profondément perturbée, son ascendant et son équilibre tenant à ces folies, au rejet de cette « boue » qu’il faudrait « sortir de la tête » de Catherine (et cela jusqu’au degré le plus littéral).

Violette est manifestement dans une transe, entretenue délibérément et dans laquelle elle investi toute sa puissance – et elle ne manque pas de ressources, en aucune manière ! Interprétée par Katherine Hepburn, elle poursuit un dessein démiurgique et croit trouver appui dans la science. Elle a la mission d’accomplir la consécration de son Sebastian, post-mortem comme il s’en doutait (ce sera une fondation prométhéenne à son nom) ; elle est son manager sensible, fidèle après la mort. C’est un démiurge sobre, irradiant sans ménagement ni vanités. Elle méprise le vulgaire, les démonstrations, quoiqu’elle se voit comme la maîtresse d’un spectacle à sa mesure, dont Sebastian était l’archange. Son fils était un poète ; leur vie à elle et lui, une œuvre d’art, une représentation continue. Ils étaient un tandem grandiose, elle se rappelle de leur idylle esthétique.

Même si son temps est compté et que son corps le souligne plus vite que son imaginaire ne se dégrade, elle sait aussi que leur complétude dépassait la simple vie, ou plutôt faisait de celle-ci une œuvre à forger inlassablement. C’est du moins ce qu’elle sait ; Katherine Hepburn est parfaite dans ce rôle, tirant vers tous les démons très précieux que son aura sèche et impériale a toujours inspiré. Autrement dit elle campe un vampire absolutiste, dévorant sa belle-fille, fanatique chantant les louanges d’un être abstrait qu’elle créait au travers de sa connivence avec Sebastian. La cristallisation de son système prend des atours mystiques, d’ailleurs ses travaux les plus nobles imitent « la Création ». Dans la demeure que lui a laissé son mari, elle a construit la jungle parfaite ; un désordre propre, un Eden virginal et amoral, avec des plantes carnivores pour vigiles. Son fils soignait ce jardin et s’épanouissait dans cette cage suffisante et harmonieuse ; un espace un peu terrifiant au goût du docteur.

L’action pure est rare, le film progresse par paliers où règnent des conversations et des confrontations intenses, jusqu’à la séquence des révélations où le sérum de vérité met de l’ordre dans les propos confus de Catherine. Cette scène est vécue de façon lointaine mais limpide ; dans un flash-back incrusté, superposé au propre comme au figuré sur le monceau de mensonges et de faux-semblants qui ont régné jusque-là. Des détours torturés mais structurés, on en vient aux faits durs et au déchaînement de sauvagerie réprimé et masqué jusque-là. Paradoxalement, c’est à ce moment où la réalité revient que le film prend une tournure onirique, après avoir été un réseau de délires, à la nature saillante et pourtant impénétrable. Mankiewicz et Williams ont réussi à fabriquer un puzzle sans invalider, lors de la découverte, ce qui se présente au spectateur, éprouvant alors ‘passivement’ le brio de cette ingénierie.

Cette situation où l’on est spectateur d’un labyrinthe aux ressorts éclatants mais indicibles apporte au récit une tension affolante, encore accrue par les performances magnétiques de Katherine Hepburn et d’Elizabeth Taylor. Lorsque Catherine recrée les conditions d’une attaque de crabes à l’asile, nous voyons ce qui se joue ; or sommes aussi hésitants qu’elle est terrifiée à l’idée d’utiliser les clés à disposition. Toutes deux étaient complices et prisonnières de Sebastian ; ses instruments, ses amies, portant toute leur affection sur lui, lui accordant tout et le connaissant en tout ; si Violette a aliéné son fils, elle en était bien également l’esclave, car il jouait avec ses envies comme elle servait les siennes, qu’elle n’a su voir. C’était un soleil pseudo enfantin et elles se sont laissées, l’une par obsession et l’autre par une forme de candeur et de complaisance, aveugler par cette lumière ingrate.

Note globale 95

Page IMDB  + Zogarok Soudain l’été dernier sur Sens Critique

Suggestions… Qui a peur de Virginia Woolf + Souviens-toi… l’été dernier + Festen + Altered States + Opening Night 

Scénario & Ecriture (5), Casting/Personnages (5), Dialogues (5), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (5), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (4), Ambition (4), Audace (5), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (5)

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LA PROCHAINE FOIS JE VISERAI LE CŒUR ++

17 Août

CANET 2

Ce troisième film d’un ancien critique des Cahiers du Cinéma s’inspire de faits réels. En 1978, l’Oise a été le théâtre des crimes d’Alain Lamare, gendarme blessant et tuant plusieurs jeunes femmes. L’affaire débouche sur un non-lieu en 1983, Lamare étant déclaré irresponsable car atteint d’héboïdophrénie, une forme de schizophrénie à expression psychopathique, avec une période d’agressions antisociales. Cette spécificité n’est pas citée dans les panneaux d’introduction et de fermeture du film. Il y est indiqué que les auteurs ont préféré se guider et remplir les zones d’ombres par « leur imagination ». Pas de compte-rendu documentaire donc, mais une libre-interprétation ; les lettres, témoignages et événements rapportés par le livre Un assassin au-dessus de tout soupçon du journaliste Stefanovitch ne sont repris que dans la mesure où ils alimentent le portrait (humain et spatial) dressé par Cédric Anger et Thomas Klotz. La femme du portrait, dont l’image ouvre et clôt le film, est probablement l’amour d’adolescent décédé précocément (anecdote rapportée par une lettre qui a interpellé Canet, qu’il a lue à des journalistes lors de la promotion).

Une vision forte s’exprime, dont le langage exclut suspense factice et explications besogneuses, où l’acteur occupe une place considérable. Ici c’est Guillaume Canet, parfait, comme il l’était déjà quasiment dans les rôles les plus complexes ou décalés de sa carrière (dans Barracuda ou Jeux d’enfants). Le point de vue est interne, le spectateur avance aux côtés du tueur et gendarme, amené à enquêter sur sa propre affaire. L’empathie froide de la mise en scène décuple son intelligence. Alain/Canet est d’abord présenté comme un réformateur détraqué. Il mène l’enquête [dont il est le ‘héros’] avec cette vibrante envie de conclure qu’il garde en toutes circonstances, s’oppose à ceux qui ne prennent pas leur tâche au sérieux. Ses premières paroles, en réponse à des collègues bêtes et négligents, expriment son besoin d’ordre, de traduction dans le monde concret de principes abstraits ; les flux continus exerçant leur emprise sur la réalité sont immatures, celle-ci est dévoyée tant que des lois ne viennent pas cristalliser son essence.

Cette raideur s’applique à lui-même en premier lieu ; il se punit continuellement, se répugne pour ses attirances. Un effet plus pervers encore le pousse à se figer dans ses rôles, par devoir autant que par besoin là encore : « je suis un tueur » donc je tue, comme je suis un gendarme ; être, c’est être une mission, une fonction. Il se discipline car il ne doit ni se compromettre (afficher sa nature et ses projets) ni craquer (il serait alors puni à son tour, par des bourreaux injustes – et si gauches) : il est sous la menace, d’autant plus qu’il ressent le manque de vertu de cette réalité dans laquelle il doit être et qu’il a l’instinct (mauvais) de corriger, lui, l’irréprochable excentrique se sachant submergé et défaillant. Ses élans destructeurs omniprésents sont canalisés, encadrés, circonscrits dans des zones défouloirs, qui sont de gigantesques capharnaum, sombres et infects. Ainsi il cède à ses passions, pire à ses besoins ; c’est la séquence Paulina, passage soulignant explicitement l’ascendant de la chronique psychique sur la compilation des faits. Il cède aussi aux appels de la petite Sophie (Ana Girardot) ; quoiqu’il l’apprécie presque par principe (et instinct, mais c’est pareil), elle pourrait trouver une place honorable et rafraichissante dans son existence, y apporter une zone de quiétude.

Il est direct, simple, sans tact, dans un premier degré perpétuel tout en ayant un humour vif et lapidaire, un peu désolé. Souvent au contraire, il simule une certaine familiarité, incorporant pour de faux et surtout pour mieux les tenir à un niveau raisonnable la vulgarité et l’amour du trivial de ses camarades gendarmes. Il sait à quel point tout ça est déséquilibré et mauvais ; comme lui-même. Il ne voit que ça et veut le résoudre ; il le voit parce qu’il réprime sans relâche ses propres élans, les diabolise et pourfend ceux des autres. Et dans cet univers de zombies joyeux et paresseux, il n’a ni soutien ni relais. Il ne partage son monde avec personne – les autres y sont insensibles, comme ils le sont à cette harmonie impitoyable qu’il admire et aime retrouver lors d’escapades nocturnes dans la Nature. Lorsque son supérieur hiérarchique lui lâche « tu es la honte de la gendarmerie », l’assertion peut sembler ridicule ; elle est dérisoire face à la situation. Sauf qu’elle exprime à quel point rejoindre la réalité des autres était une cause perdue. D’ailleurs il l’a deviné tout comme il préméditait son arrestation (se trahissant délibérément à l’occasion) et lassé de cet univers lâche et sans opportunités pour son sens moral ou ses facultés, il espérait s’évader – c’est l’affectation à l’étranger, dont le refus tombe en ouverture. Cet élan souligne l’implosion imminente : cette non-vie n’est plus possible, il faut trouver un ailleurs où rien n’est à corriger, où on est pas un monstre, un ailleurs radieux où il est permis de vouloir, de construire et peut-être même, de se libérer.

La prochaine fois n’est pas un polar réaliste, c’est une immersion franche, sans mystères, épousant la subjectivité de son hôte et calquant son style là-dessus. Il en résulte une pénétration absolue, psychique, nullement sensationnelle (les hallucinations de Canet/Alain ne sont pas ‘psychédéliques’), d’une précision déconcertante, se passant de mots ou de psychologie démonstrative. L’excellence de l’écriture, de la description des rapports et des atmosphères, ajoute à la pertinence du portrait, poumon de ce film et non prétexte orphelin. Cédric Anger (scénariste du Petit Lieutenant de Beauvois) organise un plongeon dans une perspective sèche et remplie de dégoût, écartant les gardes-fous ou les répits. Il ne permet aucun soulagement, colle le spectateur au vécu sinistre d’Alain. Dans son existence glacée jonchent quelques repères ; parmi eux, la gendarmerie. Même là il est souvent accablé. Pour le reste, il fréquente le monde extérieur en fonction de son travail ou de ses quelques pérégrinations, avec ou sans dessein meurtrier. Sa vie personnelle, dans ces zones rurales (une « France profonde » et grise), est un désert ; un oasis sombre au milieu d’un horizon inerte, désuet et presque poisseux, où le calme, l’inertie et la médiocrité se confondent.

Cette désolation [intime] est presque un soulagement. Alain/Canet tient à distance ces sensations dérangeantes, ce trop-plein de stimulations infamantes. Exposé, il s’en coupe naturellement, exerçant un contrôle inlassable sur lui-même, se rendant imperméable ; être un contenu lisse, anesthésiant et domptant son contenu empoisonné. En même temps, il manque d’objets sur quoi s’investir ; alors il emploie son énergie à se damner un peu plus. Il est toujours braqué sur la ‘perfection’ et sa méthode : le grand nettoyage. En quête de pureté, il consent à des efforts démesurés pour atteindre la plénitude, en se réprimant, confrontant la vacuité. Prisonnier, il lui faut avoir la maîtrise de sa cage, l’entretenir et la chérir. La notion de « purge » revient souvent, sous de multiples aspects : il appelle Sophie la nuit après qu’ils se soient engagés de manière décisive l’un envers l’autre, pour savoir si elle a été « infectée » ; il met à l’épreuve son jeune frère, se réjouit de le voir « payer » de sa personne ; car chaque être a une dette et seuls les châtiments l’en allège. Un pourrissement, une déflagration  »miteuse » est à l’oeuvre ; si lui est fermé à ce monde, ce dernier est impassible face à ces processus stériles. Et si lui se souille trop, il sera fondu dans la réalité ; son tribunal intérieur, sec et assassin, le protège de cet abandon. Tout et tous sont sans recul, sans autonomie, emportés par le déluge, enlacés par la laideur et l’avilissement ; lui s’en préserve.

Par conséquent c’est un étranger, mais un étranger néanmoins impliqué. Son adaptation est poussive ; il n’est pas inerte ou immobile, masque le décalage au travers d’une activité froide continue et sans grand relief, se gardant d’initiatives visibles comme il fait barrage à sa spontanéité. De la même façon, ses démons le gardent animé au-delà de ce que provoquerait une émotivité véritable. Son nettoyage fonctionne, il s’est vidé lui-même, a retiré le maximum de pensées, de mouvements, de frémissements internes, pour devenir un homme plus net et droit, capable de fonctionner dans ce monde corrompu. De cette manière il fige plus encore son énergie interne, étouffe sa fureur, les enferment dans un espace étriqué ; au lieu de s’éteindre, il restreint plutôt le champ de ses ressentis. En renonçant définitivement à tout confort, en étant incapable de suspendre ce flot même épuré, il se fatigue. Il s’évite les tortures mouvantes, connaît un semblant de détachement, mais il est toujours en lutte ; tout en ayant évacuées les réserves et la capacité à se renouveler qui auraient pu y faire face, en estompant les injonctions et les cris de son âme malade. Au contraire il veut en découdre et, avec le même sens du devoir et de la justice, s’applique dans son entreprise, bien qu’elle lui coûte tout ce qu’il est ; et en dépit de la chute certaine. Il ne peut sortir de cette transe, justement parce qu’il faut renverser la réalité jusqu’à ce que son propre équilibre se matérialise.

La prochaine fois raconte un enfermement mental et une aliénation grave, avec une force et une espèce d’aplomb mélancolique (mais paisible) admirables. C’est aussi un film immense sur la solitude de l’individu moral. Alain/Canet est encimenté dans un monde indigne, laxiste, où déambulent des nains exécrables, des parodies sans grâce ; bien sûr il y règne une certaine tranquillité, personne ne craint pour son intégrité physique a-priori, il n’y a pas d’injustices flagrantes, de misères dérangeantes ; du moins c’est probablement ainsi qu’il faut interpréter, avec un tel regard amorphe. Mais des emprises plus dramatiques que des aléas sociaux ponctuels sont à l’oeuvre ; son environnement objectif n’est pas possédé par un Mal expressif qui exercerait ouvertement son oppression. Il est plombé par la laideur, les vices communs, un manque de conscience abyssal. Le monde est sale et les gens s’en fichent. Et dans un tel contexte, toute révolte est incongrue, encore plus sûrement que chez des défaitistes nés ou des idéalistes exsangues (tels que lui, justement). Anéantis ses espoirs ; ridiculisée, son énergie. On se presse à la dégradation sans heurts, en suivant le courant ; ce n’est pas une acceptation stoique, c’est une adhésion passive, amorphe donc effroyable, glauque en ce qu’elle a de trop humain et trop libre à la fois.

Alors il a décidé de semer l’enfer, dont il sent l’avènement prochain et qu’il préfère à la médiocrité et la vulgarité, ou tout ce qui s’en rapproche, à commencer par le plaisir et toutes les petites satisfactions simples, qui sont autant de poisons ingrats signant la mort toute entière ; des poisons bien pires que les siens, parce qu’il vaut mieux ingérer du liquide d’embaumement corrosif, plutôt que tranquillisants. C’est un refus de cette apathie ‘autre’, externe, reflet négatif et minable de sa propre froideur (qui n’en fait pas un indifférent pour autant), torpeur souriante, rampe vers la nullité. Malgré la tournure byzantine, c’est un enfer sans fantaisies : Alain n’est pas un mystique. Simplement à ce chaos mou, rampant, il répond par un chaos franc. Harcelé par la saleté, encerclé par l’insouciance et assombri par une espèce de chape de tristesse flasque, il veut infliger la douleur à tout ce qui manque de consistance, de profondeur. La punition est nécessaire. Elle n’est pas là pour justifier une quelconque haine. Il tue par compulsion, n’en tire aucune jouissance, même pas celle du travail bien fait ; par nécessité et non par mesquinerie, il tourmente en tant que tueur les collègues qui l’insupportent pendant son service. Parce qu’ils le méritent également, mais cela ne se pense même pas, c’est déterminé bien au-delà du concevable.

Quelquefois Anger semble ouvrir des pistes plus traditionnelles, à propos de la frustration d’un homme ou d’une possible homosexualité refoulée ; ces balises ne sont que des tremplins ou des aperçus hagards projetés par les adversaires objectifs d’un criminel en activité. Ainsi lorsqu’Alain/Canet apprend que le tueur est perçu comme homosexuel (ce qu’il pourrait être mais n’a pas d’incidences, jusqu’à présent, sur son organisation), il esquisse alors un rapprochement. Si une loi suggère qu’il puisse être homosexuel, alors il doit considérer cet aveu. Et ce qu’il trouve face à ces gens qui pourraient devenir des cibles faciles, c’est une forme de voisinage ; dans le contexte présent (années 1970), ils sont moralement à la marge, comme lui ; ils ont surtout une grande valeur potentielle dans le système qui le mène et le dépasse. Leur liberté incarne tout ce qu’il se refuse, leur indifférence manifeste à la crasse et à la dégradation en fait des antagonistes parfaits, mais leur défiance à ce monde qu’il méprise tant crée un rapprochement troublant. De plus ils ne sont pas ce qu’il veut tuer et à leur façon ils violentent et assassinent ce féminin qu’il ne sait plus tolérer. Ils sont égarés mais avec une autre perspective, qu’il n’est pas possible d’adopter. Du reste, les automutilations sont légitimes ; quand à sa frustration, elle n’est pas celle d’un homme en ‘manque de,’ mais d’un homme accablé par ‘l’existence de’ ; écoeuré par ce qu’il répète de l’humanité, tout comme il est effrayé par ses propres actions criminelles.

Note globale 96

Page IMDB  + Zogarok La prochaine fois je viserai le coeur sur Sens Critique

Suggestions… Dédales + Le Conformiste + Série Noire + Taxi Driver + Le talentueux Mr Ripley + Obsession/De Palma + Paradis pour tous + Narco + Les Infidèles + Ne le dis à personne + L’Homme qui voulait vivre sa vie + Gone Girl  

Scénario & Ecriture (5), Casting/Personnages (5), Dialogues (4), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (5), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (4), Ambition (4), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (5), Pertinence/Cohérence (5)

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LA CHAMBRE DES TORTURES ++

14 Août

la chambre des tortures

En 1960, Roger Corman le bisseux connaît un vif succès grâce à House of Usher, avec Vincent Price, adaptation d’une des nouvelles les plus célèbres de Poe. Corman et Price s’engagent alors dans le cycle Poe, constitué de huit épisodes tournés jusqu’en 1965. Les autres nouvelles les plus fameuses, c’est-à-dire Le chat noir et Le corbeau auront elles-mêmes leur traduction sur grand écran ; Corman fera quelques choix improbables comme celui de s’inspirer du Masque de la Mort Rouge et en tirera des résultats admirables.

Pit and the Pendulum est le deuxième opus de cette série de films. Assez proche dans le registre de Usher, il a surtout plus d’argent et de moyens. À la rigidité succède une plus grande flamboyance : Corman s’autorise des élans grandioses. Le spectacle est théâtral à l’extrême, ronflant et délicieux à la fois. Les décors sont somptueux, évoluant d’un certain classicisme vers l’enchantement funèbre. Corman adopte un langage expressionniste modernisé, extravagant et maîtrisé (avec des distorsions et des élans chromatiques à la limite du psychédélique avant l’heure), où une enquête sert de guide dans un sanctuaire pervers. Le basculement dans la zone indiquée par le titre français se produira dans la dernière partie, où exulte le meilleur du cinéma gothique.

Sommité dans son genre, phare injustement négligé de l’épouvante des années 50-60, La Chambre des Tortures s’approche du génie du Masque du Démon (1960), mais est encore trop timide pour égaler le stupéfiant chef-d’oeuvre de Mario Bava. C’est toutefois un splendide voir un sacré monstre, ne reculant pas devant les risques d’invraisemblances et s’en tirant toujours au passage en force, avec une grâce à la mesure de sa brutalité romantique. L’intérêt va croissant (l’arrivée de Barnard au début est prometteuse mais pas totalement dépaysante, contrairement à la géniale dernière partie), le mystère s’épaissit autour de l’hypothèse d’une Barbara Steele enterrée vivante.

La narration est aventureuse et sans faute, tout est grandiloquent au dernier degré, c’est d’une tension et d’un exotisme imparables. La Chambre des Tortures n’a pas l’intelligence ni les thématiques ambitieuses du Masque de la Mort Rouge, mais elle a eu sûrement plus d’influence sur le cinéma gore des débuts et a des allures de giallo préhistorique. Elle se place donc aux côtés du Masque dans la hiérarchie du cycle Poe, surpassant par sa folie et sa fureur poseuse La Malédiction d’Arkham (très bel opus, plus inspiré de Lovecraft en vérité). C’est un film dont la place dans le temps est étrange, à la fois d’un charme désuet total et anormalement contemporain. Enfin la performance de Vincent Price n’est pas celle d’un homme mais d’un héros de tragédie, âme en peine harcelée par ses fantasmes et triomphant dans la démence.

Note globale 89

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Suggestions… L’étrange vice de Mme Wardh + L’emmurée vivante + La Nuit du Loup-Garou + La créature de la mer hantée

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Le cycle Poe de Price/Corman sur Zogarok >> La tombe de Ligeia (1965) + Le Masque de la Mort Rouge (1964) + La Malédiction d’Arkham + Le Corbeau (1962) + L’Empire de la terreur (1962) + L’Enterré Vivant (1962) + La Chambre des Tortures (1961) + La Chute de la Maison Usher (1960)

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PRISON DE CRISTAL ++

9 Août

prison de cristal plage

Tras el Cristal est un film rare et un de ces quelques spectacles sérieusement « dérangeants ». Torturé et limpide, il traite des rapports de force entre les acteurs du vice (passifs y compris), de la transmission du ‘Mal’ ; plus loin, de l’impérieuse nécessité de posséder et enfermer les corps, le temps, les âmes, jusqu’à la sienne propre. Le synopsis entretient des correspondances avec celui de Portier de nuit (1974), mais Tras el cristal se rapproche encore mieux de Salo en esprit. Les vampires aux accointances nazies de The Addiction (Abel Ferrara) ne sont pas loin non plus, mais davantage dans la pose et la théorie.

Dans l’Espagne franquiste. Ancien SS, Klaus a gardé de son expérience de la guerre une passion pour la torture de jeunes garçons. Après un énième crime, il tente de se donner la mort ; son échec le conduit à passer le restant de ses jours paralysé. Maintenu en vie par un « poumon d’acier », il ne voit plus les visages que de sa femme Griselda (Marisa Paredes – récurrente chez Almodovar), sa fille Rena et d’une domestique. Beaucoup de temps et aucune distraction pour souffrir sa culpabilité. Surgit alors Angelo, se proposant comme infirmier. Bien qu’il n’en ait manifestement pas les compétences, Klaus insiste pour le garder à son poste. Griselda, qui devrait être soulagée par ce renfort inespéré, y est au contraire hostile, à raison ; Angelo est en fait une ancienne victime de Klaus. Pas une qu’il ait torturée et achevée. Klaus a violé Angelo et l’a fasciné depuis. Angelo ne vient pas à son chevet pour se venger, il vient pour prendre la relève.

Cette extase qu’a connu le docteur, Angelo veux la sentir à son tour. Il va devenir le nouveau maître, le nouveau bourreau psychologiquement masochiste, détruisant l’altérité mais surtout le reflet du petit être démuni qu’il a été. À moins que sa dissociation soit telle qu’il ne se reconnaisse plus dans aucun autre. L’empathie est devenue inexistante, sauf éventuellement lorsqu’il s’agit de sentir la peur, la soumission ou la reconnaissance ; de développer une tendresse pour la fille du docteur, par exemple. Cette tendresse est légitime car son objet garanti la perpétuation. C’est la stimulation la plus noble, dont la figure est dévorée par une solitude morale aux fruits empoisonnés. Voilà où en est Antonio, garant d’un héritage interdit, agent de sa propre damnation. C’est un narcisse impitoyable dans un château où l’Humanité a déserté parce que ses lois l’ont emporté. L’endroit parfait pour trouver la paix.

Les cinquante premières minutes sont passionnantes. À partir du moment où Angelo prend le dessus et supprime sa principale entrave, un étrange flottement se ressent. C’est qu’alors les verrous sautent, l’inconfort et la sidération dominent. Angelo écume les compte-rendus de son ancien bourreau, enfile ses costumes au propre et au figuré, organise la vie à la maison et s’entoure de façon calculée. Nous sommes dans la réalité crue, la réalité qu’il faut dompter, mais nous sommes aussi en plein cauchemar ; et on déambule dans ce cauchemar avec le point de vue d’Antonio, épanoui dans cet enfer. Il implique des enfants dans ses poursuites, sa dégradation d’un homme ; Klaus est ramené aux conséquences de ses actes, alors qu’il est rongé par ses fautes et a accepté cette absence de rédemption dans laquelle il coule avec horreur et apathie. Fossilisé, il se retrouve face à cet héritier non-désiré, cette infirmière tenant sa vie entre ses mains, venant se confier à lui, partageant ses démons sans en rougir quoiqu’en se mortifiant également à l’arrivée.

Se donnant à distance, Angelo jouit d’autant plus en sentant sa haine, sa honte et son envie. Il récite à Klaus les lettres où il racontait ses méfaits, parfois avec photos à l’appui. Rejouer la scène, la raffiner, être la maître ; c’est plus fort de devenir le bourreau, au lieu de passer son temps à simplement souffrir. C’est ça la résilience, du moins celle que s’offre Angelo. Car il reste absolument aliéné. Il se perd dans cette démarche, c’est sa façon de croître et de toucher, non sa fin, mais la finalité de tout ce qu’il est, où il n’aura plus dès lors qu’à se figer et apprendre à s’éteindre, en régnant paisiblement sur son domaine. Dans ce sanctuaire baroque rempli de pervers et de victimes, où l’inversion fait guise de processus de reproduction, les sujets sont partagés entre dégoût ou terreur et affection. C’est ainsi pour la femme du nazi, pour Rena envers Angelo. Ce peuple trouve du sens à ses malheurs, des satisfactions même pour les plus malins.

Prison de cristal procède comme une hypnose violente, enlace avec des lames de rasoir, invite au premier rang. Le spectateur n’a pas à s’attarder sur les restes, il lui suffit de constater Angelo et Klaus en train d’exécuter leurs signatures. Certaines scènes s’échappent vers l’abstraction, les éclairages donnent un aspect irréel, mais ce que Tras el cristal recèle n’est jamais artificiel. C’est un théâtre désespéré, premier degré, sans distance ni échappatoire. Assez bis sous certains aspects (cette liberté sauvage et saugrenue en premier lieu, mais aussi par ses quelques instants ‘à suspense’), ce n’est pas cependant un film ‘de genre’. Il se situe à la croisée de l’épouvante gothique, du thriller psychologique et du drame dépressif, poussé quelquefois par ses fantaisies graphiques vers des allures fantastiques.

Agusti Villaronga signait ici son premier long-métrage et rééditera cette combo d’excès et de génie visuels dans ses films ultérieurs (El Nino de la Luno, El Mar), aux cotes très mitigées. Tras el cristal est à peine plus gâté de ce point de vue ; il est sortie en Allemagne mais pas en France et son exploitation a été difficile. Compte tenu de ses impressionnantes qualités (‘objectives’ : technique, écriture, casting), ce tort pourrait être réparé avec le temps. En raison de ses thématiques poisseuses, c’est d’abord auprès des clients de pellicules extrêmes (par leur tristesse ou leur dimension scandaleuse) qu’il pourra obtenir la reconnaissance qu’il mérite. Prison de cristal est si effroyable et incendiaire qu’on le délaisse ou en oublie qu’il est taillé comme un chef-d’oeuvre.

Note globale 87

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Suggestions… La Piel que Habito + Salon Kitty + Le Mariage de Maria Braun + Schizophrenia + Théorème + Étrange Séduction + The Human Centipede + Hellraiser le Pacte + Hard Candy + The Woodsman + Les Innocents (1961) + Opéra/Terreur à l’Opéra + Piège de cristal

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Scénario & Ecriture (4), Casting/Personnages (5), Dialogues (4), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (5), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (5), Ambition (4), Audace (5), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (5)

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LES VESTIGES DU JOUR ++

15 Juin

Un des rares reproches qu’on pourrait adresser aux Vestiges du Jour, c’est son classicisme exagéré, son perfectionnisme absolu frisant avec le conservatisme figé. Or c’est justement son sujet ; et c’est bien ce traitement en adéquation qui rend la balade si passionnante. Réalisé par James Ivory (Maurice, Chambre avec vue), cette adaptation respectueuse du roman éponyme de Kazuo raconte l’histoire de James Stevens (Anthony Hopkins), majordome d’une noble famille anglaise, collaborant avec la nouvelle intendante Miss Kenton (Emma Thompson). En arrière-plan, les tensions géopolitiques en Europe ; Lord Darlington reçoit en effet des grands de ce monde dans son château, au moment où les revendications allemandes troublent le climat politique.

Maintenir à flot les charmes de la tradition

Les Vestiges du Jour est une tragédie existentielle : sur le plan intime, il montre une dévotion qui pourrait s’avérer une aliénation inutile ; sur le plan global, il représente un renversement des valeurs, entre un ancien monde essoufflé mais droit, et une réalité objective sapant ces efforts de chaque instant. Les Vestiges du Jour capture à merveille les mécanismes, la philosophie et bien sûr les contradictions et désillusions de ce qui fonde un champ idéologique précis : le conservatisme de droite (et/ou le traditionalisme). Celui-ci n’a pas simplement sa définition contextuelle, c’est un mode de vie et de pensée : et rarement une œuvre l’aura si bien traduit, non sans montrer la sensation de finitude et le fatalisme inhérent à ce qui est d’abord une disposition instinctive et un mode d’adaptation à la réalité.

Ce conservatisme, James Stevens en partage les traits au plus profond de sa psychologie : au point même de faire engager son père, dont il a hérité la fonction qu’il honore et qu’il dépasse dans son rôle. Il exprime également les valeurs organiques du conservateur par son acceptation de l’autorité, son humilité déprimante, sa résignation devant les faits ; mais aussi sa dévotion à une structure où il n’a pourtant qu’un second rôle sans véritable bénéfice ni valorisation. Ce sens des choses rangées, de l’ordre et de l’estime est renforcé par une tendance personnelle au perfectionnisme ; et une mentalité de missionnaire que Stevens emploie à son travail : ainsi toute sa vie est concentrée sur sa fonction. Pourtant, cette interdépendance est vécue froidement, sans la moindre passion – et ce conservatisme strict, qui ressemble à une paresse de conquérir de nouvelles terres sublimée, prépare justement son propre tombeau. Au contraire, Miss Kenton se montre davantage consciente et emphatique lorsqu’elle est tendue vers l’objet commun de ce tandem : assumer les tâches avec virtuosité, améliorer le pan du monde qui conditionne notre quotidien. Elle met de la chair et de la foi là où lui n’est que dans l’application aveugle du normopathe précieux ; elle abandonne aussi ce totem desséché pour allez vivre ailleurs et vivre pour elle-même, en construisant au lieu de rafistoler cette luxueuse barque triste dont le prestige sera bientôt broyé.

La grâce du conformisme, la logique de l’idéaliste en mode automatique

James Stevens est en effet une personnalité absente en dépit de son autorité mais aussi de ses prouesses permanentes. Les détails du quotidien prennent une place démesurée : l’exactitude, la retenue, le travail bien fait et l’élégance, compulsions reines, ne lui fournissent pourtant qu’une satisfaction morose. Limité par cette docte courtoisie, il est coupé de ses émotions ; ses affects pauvres lui interdisent finalement la communication et lorsqu’on lui parle, c’est toujours à une coquille remplie de formules, de codes et de devoirs, sans essence particulière. Cette sophistication sans lendemain, à la flamme presque morte, le rend pathétique et désuet – sans être inutile. Cette précision, cette rigueur, flirtant parfois avec le ridicule et le récital, sont aussi superflues qu’excessives ; même pour les aristocrates dont il est sous les ordres, elle est bigger than life.

C’est pourtant bien cette personnalité comprimée le cœur du film ; et c’est un objet de fascination. Indirectement, Les Vestiges du Jour est le parfait portrait d’un héros universel, débarrassé de (presque) toute sa subjectivité, mais aussi de son originalité et de sa capacité d’analyse et d’abstraction : un conformiste, irritant par sa étroitesse. Pas d’ouverture, pas de curiosité ; et donc, pas de possibilité de progrès ou de création, ni d’aptitudes aux choses de l’esprit. Arrive alors le paradoxe que James Stevens est finalement coupé de toute spiritualité, mais aussi de tout rapport actif à la société (sinon par ses actes rituels et circonscrits) qui pourtant aspire l’intégralité de son attention et conditionne chacun de ses mouvements ; il est donc incapable de faire écho lors d’un débat (et cette inaptitude lui vaudra d’ailleurs d’être humilié par un dignitaire anglais).

La vie et la vocation, ou rien

Le paradoxe est aussi dans l’effet provoqué par cette attitude : pourquoi cet attachement, de la part de Miss Kenton et de la nôtre, à celui qui ne se donne jamais, sinon que comme un mur, loyal et disposé à nous entendre sans réagir dans le meilleur des cas ? Fondamentalement, parce que James est héroïque, pas simplement pour son désintérêt envers sa propre identité, mais car il est sans relâche dans la représentation de la pureté. Celle-ci a beau être impersonnelle, l’attitude n’en est pas moins exemplaire et désarmante. D’ailleurs, alors que son rigorisme et son premier degré pourraient être moqués, ils suscitent plutôt chez les gens l’admiration et la sidération.

Ce qui rend Stevens si fascinant, en dépit de l’absence de ferveur et d’inventivité dont il fait preuve et qui ne fait que nuire à l’objet de son dévouement ; c’est cette capacité d’être toujours à la hauteur de l’événement. Car la dimension profonde, désirable et stimulante de cet intégrisme futile des bonnes manières, c’est de conditionner le monde selon ce que la volonté humaine a générée de meilleur. La grandeur du travail de James, c’est de peaufiner l’arrière-plan des grands tableaux vivants de ce monde, leur insuffler une épaisseur, du caractère. Une joute flamboyante n’est rien sans un théâtre : il faut élaborer une image pour enrichir un moment, fût-elle standard ou visionnaire.

Et puis James est aussi le gardien d’un art de vivre et un chef-d’orchestre. Il presse son armada d’employés de se comporter comme si elle était à la tête d’un  »bataillon » ; dans ces moments-là il décolle enfin, pour de bon, employant un champ lexical solennel, quasiment militaire, renvoyant « chacun à sa tâche », à la conquête de l’excellence formelle et du prestige. Dommage que la mise en scène ne soit que recyclage inerte, que l’aspect grandiose ne soit plus que parodié ; dommage peut-être aussi que cette vie s’y soit abandonnée, quand les autres ont préférées des perspectives différentes (mais toujours, c’est le drame, seulement personnelles, sans épouser une vocation).

Note globale 87

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MBTI-Enneagramme = Le personnage de Hopkins est un ISTJ caricatural ; mais aussi un 1-SO archétypique. Un 1 SX serait moins littéral, déverserait ouvertement ses ressentis et sa colère, se montrerait communicatif et emphatique (tout en conservant le sérieux, la discipline et le sens de la mission), serait attentif à ce qu’il incarne mais aussi à ce que les autres réussissent ou ratent, en se comparant à eux ; un 1 SP (comme l’est son père, ISTJ-1w9 lui aussi par ailleurs) aurait sans doute plus de recul ou de ‘souplesse’ dans la pratique. Il s’agit d’un profil classique (ISTJ-1w9 so/sp), une image caractéristique que chaque nuance (l’aile, le second instinct, le Si-dom) renforce.

Plus vivace et expressive, plus ouvertement directive aussi, encline à la confrontation ; elle est une 1w2 (sp/sx, une FJ – comme l’actrice Emma Thompson elle-même), contrastant radicalement, tout en partageant le même sens des valeurs, les idéaux élevés pour lesquels elle se sacrifie (et se blâme lorsqu’elle échoue à les tenir). 

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