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LES FORBANS DE LA NUIT +

12 Mai

les forbans de la nuit

Tragédie des bas-fonds dans la ville de Londres, mais pas les bas-fonds des damnés de la terre : ceux où les petits et grands bourgeois, arrivistes naïfs ou malins font leurs affaires. Dans Night and the City, un aventurier sans succès essaie d’organiser un combat et ainsi s’approprier le business des spectacles de luxe, tenu par une mafia. Loup dynamique mais sans flair, il se trouve empêtré dans de multiples affaires, utilisé par tout le monde pour les basses besognes ou les coups à risques.

Engagé auprès d’individus plus fourbes et avisés que lui, il court clairement à la catastrophe. La mégalomanie ne rend pas nécessairement visionnaire, pas plus que le vice n’immunise. Harry Fabian est un salaud pathétique, c’est un loser ce qui lui permet d’être une ordure en échec, mais ses crimes n’en sont pas moins consommés. Le destin est mesquin, les hommes bien trop lâches : au milieu, les sauveurs et les bonnes âmes sont bien en peine, comme Mary Bristol (Gene Tierney), femme auquel rien ne saurait résister et dont l’amour pour cet homme est une espèce d’aberration.

Exemplaire redoutable du « film noir », Les Forbans de la nuit est une singulière combinaison de réalisme et de lyrisme. Son style a pu inspirer La Soif du mal d’Orson Welles (1958), produit chahuté dont le résultat ‘culte’ est pourtant moins convaincant que l’objet présent. Night and the City s’autorise une violence assez rare, tout en se caractérisant par un cynisme réfléchi, profond, loin des gratuités et de la frivolité de ses ‘noirs’ contemporains (en particulier John Huston !). Comme un humaniste percuté par la bassesse de ses prochains, Dassin n’injecte que des nuances de désespoir à son œuvre ; il le fait avec maturité, sans dégoût.

Il n’y a pas de caricatures mais néanmoins des personnages très typés, parfois extravagants, complexes et avec lesquels le pire et le plus odieux est toujours sûr, mais toujours sans obscénité, avec cette grâce fatiguée des bandits résignés. L’action est située à Londres mais pourrait se dérouler dans n’importe quelle grand ville occidentale. Les films noirs ont en commun l’ambition de rapporter les angoisses et amertumes liées à l’existence urbaine, ce film y parvient avec son style plein de paradoxes heureux. Le regard est cru voir stoïque, mais l’ambiance anxiogène à un point irrationnel.

C’est un peu comme si les prédateurs et aspirants étaient sur le point de basculer dans le Damnation de Bela Tarr, alors qu’ils doivent tirer partie d’un monde dangereux et intense comme celui d’Il était une fois en Amérique. Night and the City est tourné en 1950 par Jules Dassin, alors qu’il vient de quitter les Etats-Unis dans le contexte du mac carthysme. C’est le début de sa seconde période : la première est aux Etats-Unis où il débute, la seconde en Europe où ses engagements politiques et artistiques posent moins de problème, la dernière en Grèce, la plus longue puisqu’elle s’étale jusqu’à sa sortie en 1980.

Night and the City demeure un film hollywoodien par son casting et ses capitaux, tout en se détachant et survolant la masse par son style et son résultat. Il n’atteint pas le degré de machiavélisme d’Assurance sur la mort mais est certainement plus frontal et torturé, avec un pessimisme au fond plus dépressif qu’agressif. Le Troisième Homme n’est pas si loin mais lui est bien trop frivole, presque une sucrerie avec des jets acides. Ici il n’y a pas de place pour l’esprit et les petites combines cyniques, l’atmosphère est autrement lourde et les ailleurs tant rêvés inexistants, les personnages ne peuvent que trouver leur place dans un manège sinistre.

Note globale 79

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LES RAISINS DE LA COLÈRE +

22 Déc

raisins colère

Sauf pour le final, Les Raisins de la colère est l’adaptation fidèle du livre éponyme de John Steinbeck, sorti un an avant et vainqueur du Pulitzer. The Grape of Wraths suit la famille Joad dans son exode vers la Californie et se réfère aux crises des années 1930 suivant la Grande Dépression. Il montre les conditions sociales et matérielles dans lesquels ces gens humbles sont plongés. Souffrant des effets de la sécheresse et de la crise économique, ces agriculteurs se retrouvent proie des promoteurs immobiliers et sont jetés hors de chez eux.

Leur situation est partagée : les Joad connaissent les déchirements propres aux déracinés et déclassés. En même temps ils partent avec l’espoir de trouver une nouvelle place au monde et peut-être même un avenir meilleur. John Ford s’est engagé un an plus tôt dans le western avec La charge fantastique et va devenir le maître du western classique, livrant des produits souvent mielleux : Les raisins de la colère entre en totale dissonance et est bien plus profond, montrant l’ampleur de son talent et de sa sensibilité. John Ford est effectivement plus intéressant lorsqu’il réussit à alléger le poids des studios sur ses épaules, mais il n’en demeure pas moins l’otage et le serviteur, même pour son Liberty Valance, avant-dernier western plus complexe et réglant son compte à l’Ouest mythique.

Les raisins de la colère apparaît donc comme son film le plus engagé, voir subversif compte tenu de son populisme. Non seulement il désigne les opportunistes utilisant la crise, mais en plus il accuse la loi d’être à leur service. Il va même jusqu’à montrer les agitations organisées pour flouer les populations et les engager dans des petits énervements stériles dissipant leurs légitimes colères. La crise exacerbe la laideur des hommes et l’ouvrier venant détruire la maison des Joad pour le prochain propriétaire n’est qu’un exécutant cynique. Les différentes puissances, publiques et privées, abusent ouvertement de la crédulité ou du désarroi des gens. Le point de vue critique n’est pas seulement économique ou social, il est aussi moral et sociétal.

Le film évoque l’éclatement de la famille avec alarmisme et est relayé par Jane Darwell, matriarche lucide. L’attachement à son lieu d’origine est valorisé et combiné à l’humanisme de Ford, dont les films jouent sur une fibre tribale mais pacifiste. Dans sa carrière, ses expressions ethnocentriques sont des maladresses (La charge héroïque) et sont corrigées (Les Cheyennes) : il s’agit du cas des Indiens d’Amérique, sur lesquels Ford porte un regard plein de bienveillance et de paternalisme, même s’il reste réducteur ou aussi pertinent qu’un Sartre ouvriériste. De plus, un homme est envisagé comme « un petit morceau de la grande âme commune » et ce genre de propos est en décalage total avec l’idéal du self-made-man et une société fondée sur des principes individualistes.

Une profonde confiance anime également le récit, cette même confiance permettant de tempérer la pauvreté objective et les inquiétudes raisonnables face à l’évolution de la société ; ainsi les Joad trouveront sur le chemin une bonne âme, un bon patron, installé lui-même, relié à une terre et franc. Il y a une volonté de ne pas s’abandonner au pessimisme ni d’entrer dans un conflit musclé, en travaillant de façon ferme et paisible à l’harmonie. La hiérarchie sociale en elle-même n’est pas remise en question, mais le fantasme d’une absence d’intermédiaire entre le directeur et les dirigés, entre le sage et la masse, donne du sens à cet ordre spontané, issu de la tradition et assurant à chacun chaleur, sécurité et maturité.

Ce conservatisme social et profondément humaniste est une expression remarquable de l’héritage catholique, confession à laquelle Ford souscrit. Il en donne une vision authentique, puisant dans son imaginaire et l’actualisant, à contre-courant de l’image prédatrice ou répressive souvent donnée de cette religion. Si la candeur propre à cet idéal demeure présente elle aussi, le film la dépasse par sa lucidité absolue et l’intelligence de son écriture. La tolérance et la foi dans la rédemption sont au cœur du film et le héros est un ex-pénitencier, sorti grâce à une remise de peine. En dépit de cette situation et des frayeurs des commères à son passage, c’est un homme bon et éveillé. Cette idée que les circonstances peuvent pousser un homme à de mauvais comportements sans écorcher pour autant son âme est également au cœur du Fils du désert avec John Wayne.

Note globale 83

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Suggestions… Il était une fois la révolution + Douze hommes en colère

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LE GRAND SOMMEIL =+

22 Oct

le grand sommeil

Pour le plaisir de détricoter une aventure policière en étant sur-attentif, Le Grand Sommeil est un spectacle idéal. Ce film noir de 1946 met en scène une enquête complexe, avec un labyrinthe de détails et est limite à cerner. Malheureusement les élans des enquêteurs-spectateurs resteront facilement dérisoires et infructueux, puisque le réalisateur lui-même a confié ne pas avoir saisi toutes les subtilités de l’affaire. Il s’est appliqué à rendre la transposition à l’écran du premier roman de Chandler la plus chic et divertissante possible.

Par conséquent le film regorge de fausses pistes et de sous-intrigues nuisant à la compréhension : le remplissage est habile mais résolument frivole, à tel point que le crime principal finit par s’oublier et le dénouement a peu d’effets. Néanmoins sur le plan du divertissement c’est une mission accomplie pour ce Grand sommeil, second des quatre films mettant en vedette le tandem Bogart/Bacall, devenus amants et couple hollywoodien modèle. Ils se sont rencontrés deux ans plus tôt sur le tournage du Port de l’Angoisse (1944) également réalisé par Hawks.

Dans la galaxie des films noirs, ce joli film de studios occupe une place d’honneur grâce à son couple mythique et lance au cinéma le personnage du détective Philip Marlowe. Cependant il souffre de la comparaison à ses concurrents. Big sleep ressemble souvent à un ersatz de Assurance sur la mort (1944), une autre adaptation de Chandler. La plupart des autres films noirs ont préférés à raison travailler l’ambiguïté et l’atmosphère plutôt que sur-gonfler les petits détails mystificateurs et les évidentes fausses pistes.

En marge de l’enquête, des dialogues parfois ampoulés et peu fins, une galerie vaine et grossière de personnages ‘sophistiqués’, puis les gueules lasses de film noir inassumé. Le Grand sommeil laisse un profond sentiment d’incomplétude. C’est un produit assez ravissant visuellement (scènes dans l’ombre à la fin par exemple) et surtout très superficiel.

Note globale 58

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Suggestions… Chinatown

Hawks sur Zogarok >> Les hommes préfèrent les blondes + La rivière rouge + Le grand sommeil + Le port de l’angoisse + Scarface

Note passée de 59 à 60 suite à la restriction du nombre de notes (seuls les chiffres pairs restent).

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L’ILE DU DOCTEUR MOREAU (Brando) +

15 Sep

C’est un excellent film sur la fragilité de la condition et de l’identité humaine et donc un héritier valable, même si pas nécessairement ‘digne’, du roman de Wells. L’essentiel des limites d’un élan ‘de civilisation’ y est, avec la triangulation entre domestication, développement, orgueil. L’émancipation apparaît comme un mirage à la fois à cause des instincts, des nécessités et de la cohabitation. Animaux comme humains ont une pente vers la désintégration et l’auto-indulgence ; le fond normal pour les humains est la médiocrité, celui des animaux dopés du film est plus régressif et immédiatement toxique. L’entropie concerne aussi le pouvoir et même le noble objectif du despote éclairé ; il est autant un sage qu’un fou à la tête de ses ouailles puçées et soumises au contrôle de la Loi [anti-naturelle]. Il manque [pour plaire et rester divertissant] au film une ligne droite, un scénario clair ; le chaos de la dernière phase pèse sur sa capacité à convaincre et impressionner – or ce chaos est logique, présenter autre chose aurait été fumiste. L’ordre était trop facile à briser, ses sujets fatigués d’être soumis deviennent vindicatifs en accédant à une plus grande lucidité, puis tout simplement, poursuivre l’idéal ‘humain’ est si ingrat – et étranger !

À quoi bon devenir un humain, c’est-à-dire un animal supérieur domestiqué (ou contraint de le devenir pour s’épanouir y compris dans sa part animale, physique), si on est de toutes façons une version bâtarde, contrainte à une infinité d’efforts ? À plus forte raison si c’est pour parvenir à un semblant de respect froid mêlé de déception de la part d’une autorité qui jusqu’ici vous méprise avec amour ? Le dégoût et la colère inhérents à la montée en conscience deviennent un barrage insurmontable pour ceux qui ont été trompés sur leur propre vocation et se sentent instrumentalisés sans contrepartie ; mais c’est encore considérer l’aspect sombre et douloureux de la part humaine. L’absence d’ordre et de loyauté, de contrôle des pulsions, ne sont pas gênants pour les animaux, à l’égal de leurs compères les humains qui se sont oubliés. Le problème est aussi politique : après la mort du père et l’évacuation de l’autorité, après la fin des croyances aux promesses édifiantes et la fin de la niaiserie collective, sans colonne vertébrale, sans lucidité, sans projection dans le long-terme, les singes font comme les hommes pressés en meute et se livrent à des imposteurs, des tyrans, pourvu qu’ils meublent la réalité collective (et maintiennent l’illusion festive) – et si la peur ou l’urgence ne les guident plus, au moins leur restera-t-il l’appétit.

Par rapport à la limpidité d’un blockbuster d’aventure ou d’un film plus posé et ‘ouvertement’ fin, L’île du docteur Moreau paraît effusif mais lent, s’avère brouillon, parfois venteux techniquement et ‘cacophonique’ dans sa direction d’acteurs – et son tournage fameux est celui d’un de ces cas ‘maudits’ ou ‘malades. La prestation géniale de Marlon Brando au soir de sa vie peut laisser consterné – et elle est consternante ! Faut-il qu’un despote visionnaire soit nécessairement opaque et distant ? Qu’il soit un méchant de James Bond, de documentaire sur la guerre pour les enfants petits et grands, ou de Demolition man ? Le public se fait-il une si idée si précieuse et rigide des dictateurs, en sur-estimant la distinction avec un gourou ‘civil’ dont on accepte plus volontiers l’excentricité ? Il y a d’apparentes [et d’authentiques] bonnes raisons d’être frustré ou perplexe devant ce film, mais il ne mérite pas le sort qu’on lui a réservé, encore moins d’être traité comme un nanar ; accident industriel recyclant un trésor de la littérature, pourquoi pas. Depuis ma fenêtre, c’est le miroir de La planète des singes, comme l’était sa source – recommandable aux amateurs de bis qui tâche (et jouant avec la confiance dans la ‘réalité’ comme La cabane dans les bois) ou d’Alien 4 plutôt qu’à de la SF intimidante et sinistre [et sur-‘cultivée’] type Ad Astra ou Premier contact.

Écriture 6, Formel 7, Intensité 7 ; Pertinence 8, Style 8, Sympathie 8.

Note globale 78

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Suggestions… Hellraiser IV Bloodline

L’AVENTURE DE MME MUIR =+

7 Oct

muir

Adapté d’un best-seller anglais de 1945, L’aventure de Mme Muir (1947) est l’un des films les plus connus de son temps. Cette comédie romantique lorgnant vers le conte forme un tandem improbable, composé d’une jeune veuve fantaisiste et du fantôme d’un ancien capitaine de la marine. Ils se rencontrent à la suite de l’emménagement de Lucy Muir dans une nouvelle maison, hantée selon l’agent immobilier, cette excentricité ayant largement attiré cette femme éprise d’indépendance. Leur relation est ambiguë : il est à la fois figure paternelle, complice, amant platonique. Ensemble ils vont écrire sa biographie.

C’est un exercice de charme, dont toute l’alchimie est tributaire de celle du couple. Le film doit donc l’essentiel à ces deux personnages espièges et charmants. Chacun tient l’un des meilleurs rôles de sa carrière, Gene Tierney est parfaite en madame Bovary pro-active. Mais cette Aventure ne joue que sur un tout petit terrain, toujours plombée par son écriture tiède. Comme le programme est chaste et très innocent, ses sous-entendus plus adultes sont toujours étouffés ou lapidaires au mieux. Une certaine magie superficielle enrobe le film mais ne le travaille pas en profondeur : L’aventure se frotte au merveilleux et à des thématiques assez profondes sans être capable de les explorer.

L’effet est celui d’un conte pour adultes impuissant à s’assumer comme tel, restant donc dans la demi-mesure. Le ton en est affecté : le film affiche l’ironie et la distanciation tout en étant d’une sincérité absolue, très poli et précautionneux envers ses protagonistes. Il y a donc un sentiment de manque permanent, de surface aboutie dont l’essence la faisant tenir debout est caricaturée – mais avec délicatesse. Il manque finalement ce qui caractérisera bientôt le cinéma de Mankiewicz lorsqu’il sera l’auteur de ses propres scénario : une architecture complexe et une faculté à souligner l’intelligence du sujet tout en restant ludique (cela aboutira au Limier).

À cause de ce manque, L’aventure de Mme Muir s’enferme dans la comédie légère et la sagesse factice. Cela ne l’empêche pas de séduire mais ça nuit à sa force et donc à sa capacité à convaincre sur ce qu’il raconte. L’épilogue nostalgique et la notion de transmission refermant le film soulignent paradoxalement à quel point les auteurs se dérobent face aux thématiques charriées, tout en sachant en capter avec succès une petite musique. L’état d’esprit volatile de l’héroine les contamine manifestement, d’ailleurs des pans entiers, très conséquents, sont ignorés : la fille de Lucy zappée pendant l’ensemble de la séance. Enfin le film est très joli d’un point de vue plastique, il sera d’ailleurs nominé aux Oscars de la meilleure photographie en noir et blanc.

Note globale 62

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Suggestions… Le Secret magnifique + Starman + Fantômes contre fantômes

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