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Rousseau – LES CONFESSIONS =+

19 Déc

On peut douter de la véracité de ces confessions mais pas de leur sincérité. Cette sincérité inclût ce qu’il y a de faux ou arbitraire en lui et dans ses perceptions. Son masochisme et son arrogance marchent ensemble. Il exagère, de bonne foi ou du moins avec conviction : « Je passai de l’héroïsme à la bassesse d’un vaurien » alors qu’il n’a du premier que sa belle âme, en théorie ; du second, des larcins innocents. Si on se fit à son jugement qui n’entend que les raisons du cœur, Rousseau paraît l’être le plus moral, pur et lumineux qui soit ; un Butters qui n’irait pas réclamer une médaille pour sa beauté intérieure – mais s’il vous en venait l’envie en le lisant, ce ne serait que justice.

En lisant Rousseau j’ai tout sauf l’impression qu’il souhaite se préserver des hommes, ou même combattre leurs mauvais penchants (ce qui me l’aurait rendu sympathique pour des raisons ‘intellectuellement’ coupables) ; je le soupçonne plutôt de vouloir rester en état de minorité. Toute sa vie il refuse le passage à l’acte, refuse de trancher sur ses passions – pourtant il va bien vers le monde et il y retourne tant que possible, tant qu’il y sera demandé. Il donne le change sur le terrain mondain, avec des succès et des frustrations – et des humiliations plus savoureuses pour lui que pour le lecteur. Les transformations sont hors de son champ de conscience : il tient à déclarer sa valeur ‘éthique’ et intérieure davantage qu’à l’exercer ; sa sensibilité fière et victimaire affichée dans les premiers livres abouti dans les derniers à des multitudes de conflits et précisions mondaines, où il se montre sévère et méfiant probablement à raison mais trop tard. Ses surprises malheureuses avec ses connaissances reflètent la tragédie d’un homme toujours enclin à s’illusionner ; tragédie d’un égocentrisme qui se raffine et rend son hôte impuissant. Typique des enfermés en eux-mêmes, il pèche par naïveté, par gaucherie ; en vieillissant, il gagne en assurance mais surtout en amertume et renforce sa mentalité anti-dynamique, fixe. Et ses accès d’assertivité bouillante, toujours très vite refroidis, le rendent plus honteux encore – ou se cristallisent en un idéalisme vain.

Finalement il y a deux choses choquantes avec le Rousseau de ces Confessions : d’abord, il évoque toute personne en terme moraux et sentimentaux (et les deux sont toujours amalgamés chez lui), moindrement sur le plan social et celui du statut ou de la fonction ; souvent et en complément, sur l’intelligence, la qualité de l’esprit ; très rarement sur le plan physique. Puis surtout et c’est la mauvaise surprise de ce livre : on y trouve la doctrine de Rousseau qu’à l’état de sentiments, au détour de remarques impétueuses ou blessées. Ses comptes-rendus factuels sont guidés par des jugements moraux et états d’âmes, avec une place mineure pour la philosophie ou ses idées pour elles-mêmes – mais une place démesurée pour ses propres intentions. Le cœur du rousseauisme c’est la fétichisation d’une vertu qui n’accepte de se voir impuissante que pour mieux se revendiquer ; de quoi adoucir les mœurs et mal guider.

 

p.69, Livre premier : « Aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses qui s’achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l’argent les empoisonne tous. »

p.75, Livre premier : « On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. […] un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer. »

p.99, Livre 2 : « Mon enfance ne fut point d’un enfant ; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire ; en naissant, j’en étais sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit : mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes ; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j’ai tort. »

p.107, Livre 2 : « Cette aventure me mit pour l’avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la manchette, et la vue des gens qui passaient pour en être, me rappelant l’air et les gestes de mon effroyable Maure, m’a toujours inspiré tant d’horreur que j’avais peine à le cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison : il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe, et la plus laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain. »

p.190, Livre 4 à propos du « juge-mage » : « Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature. […] Sa tête, de grandeur naturelle […] semblait une postiche qu’on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dépense en parure, car sa grande perruque seule l’habillait parfaitement de pied en cap. »

p.294, Livre 6 : « Quoique sur ce point je ne fusse pas assurément de son avis, j’avoue que je n’osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu’il m’eût fallu faire pour cela. »

p324, Livre 6 : « Les Français n’ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre et ne savent rien finir ni conserver. »

p327, Livre 6 : « Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire […]. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n’étais pas malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout ? Je vis qu’ils ne cherchaient qu’à m’amuser et me faire manger mon argent. »

p332-333, Livre 6 : « J’étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité d’humeur de Maman qui rapprochait tout le monde d’elle, je ne me serais pas avisé d’en soupçonner la véritable cause si elle ne me l’eût dit elle-même ; mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là […]Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes, et qu’en les partageant avec un autre, je n’en étais privé pour cela. […] L’ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections : elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien en dépit d’elle. » mam (pages avt=puc-fidel et pur)

p.335, Livre 6 : « Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens ; le crime le plus irrémissible que l’homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir et de n’en rien faire. »

p355 (début Livre 7) : « Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J’étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m’avoir compris. »

p362 : « Le défiant J.-J. n’a jamais pu croire à la perfidie et à la fausseté qu’après en avoir été la victime. »

p381 : « L’oeil intègre d’un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. »

Livre 8: « Nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l’avions possédée, tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu’un certain agrément de vivre auprès d’elle. »

Livre 8 : « Or moi je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. »

Livre 8 : « J’ai pu me tromper mais non m’endurcir. »

 

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JOHNNY GUITARE =+

13 Déc

johnny guitar

Unique western [ancien] où les femmes mènent clairement le jeu, Johnny Guitare appartient à la catégorie des westerns baroque, ou crépusculaires, ceux plongés dans la face sombre de l’Ouest américain. Elle devient la variante dominante au moment où sort ce film de Nicholas Ray (1954). Ces westerns montrent un univers menacé par la modernité : L’homme qui tua Liberty Valance annonce clairement sa mort, Johnny Guitare l’enterre d’une autre façon, en lui ôtant son crédit et appliquant un autre idéal, projeté sur sa vedette Joan Crawford. Face à elle, Emma (Mercedes McCambridge), prête à la tuer, levant une armée d’hommes pour venger la mort de son frère.

Joan Crawford est alors de retour au cinéma après une décennie d’absence et Johnny Guitar lui offre l’un de ses rôles les plus marquants avec la Vienna, tenancière de saloon ambiguë, charmante mais autoritaire. Elle est la grande attraction du film, poussée à des poses théâtrales excellentes pour la photo mais un peu absurdes dans le contexte. Ray exalte la ‘virilité’ de l’actrice mais son personnage se heurte à de sérieuses limites, dues justement à toutes ces projections. Vienna est étiquetée badass et son portrait est clair, mais dans la pratique il est rempli d’inconsistances : c’est comme si Joan Crowford était dans un costume trop étriqué, trop lisse voir candide, bien qu’il soit relativement subversif.

Aussi sa présence sous le costume ne fait que souligner ces décalages. Car Vienna est une héroine inaccomplie, l’otage d’un surmoi progressiste US proche de l’absurde. Voilà une idéaliste refusant à tout prix de tuer et en même temps, jouant la dominante, faisant la morale et se trouvant facilement hébétée. Le nouvel Hollywood a voulu fabriquer une Cruella humaniste. Stop ! Le résultat est incohérent et les personnages sont faux, ce sont les pions fonctionnels d’une démonstration liberal hardcore. Les statuts, les rapports au pouvoir, sont souvent peu crédibles. Johnny Guitar est un produit d’idéologue, bien moulé dans les formes classiques, avec sa petite touche supplémentaire, un petit côté coloré, sucré-salé, libertaires consciencieux pointant un index réprobateur sur la communauté.

Limite mais pas nécessairement raté (sa théâtralité est aussi formelle, relative à son usage flamboyant de l’éphémère Trucolor) et aucunement flou dans ses intentions ; d’ailleurs il est quasiment aussi adulé par les réformateurs élitistes de la Nouvelle Vague que La règle du jeu de Renoir. Ray déroule son programme avec un mélange incertain de délicatesse et de vigueur. Les dialogues sont excellents et embarrassants, à la fois : fins mais sans fond. La vision des hommes est très artificielle. Elle semble émaner de quelqu’un qui ne contemplerait que la surface des choses sans rien soupçonner au-delà, sinon ce qu’il en sait grâce aux livres et aux recommandations. Seulement ce quelqu’un se prend pour un poète, mais un poète docte (genre de féministe, pacifiste ici), peu importe pour la clarté de la traduction tant qu’il y a de belles expressions.

Il est donc tout à fait cohérent que Ray ait réalisé Rebel without a cause (ou La fureur de vivre, avec James Dean) ensuite. Il était taillé sur-mesure pour rendre compte de l’insurrection d’une jeunesse châtrée et désespérée, plombée à la fois par son héritage et son existentialisme. De plus Johnny Guitar a lui aussi cette propension à la fable ; qu’on sent ici prête à poindre, qui imbibe déjà les décors dans la dernière partie. Le film fantasme est relativement opérationnel : quand Ray s’emporte dans des délires esthétiques, Johnny Guitar devient délectable : ainsi pour la séquence du piano, ou encore la fuite pour échapper au massacre.

Malheureusement c’est bien cette veine irrésolue qui mène la danse le reste du temps en combinaison avec ce politically correct précoce. Alors il faudrait s’extasier devant Joan Crawford face aux barbares civilisés et à l’oppression, phare de l’humanisme face à ces gens du Far West réclamant Justice de la mauvaise façon, eux qui sont aveuglés par la colère, la haine et leur bêtise. Car c’est une femme sa façon d’être paternaliste est plus noble, son pouvoir est plus légitime. Et effectivement c’est séduisant, même si ça ne tient pas debout. Finalement la comédie de mœurs sentencieuse vire au vaudeville fantasmagorique, avec ses boucles géantes. Ray a un style très original, presque enchanteur, malgré son écriture et sa narration douteuses ; et cet idéologisme pincé, mauvais conseiller quand il fait tout partir de lui, plutôt que traverser les données pour en guider la lecture ou infléchir le cours des choses.

Note globale 58

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LE ROUGE EST MIS =+

12 Nov

Le rouge est mis

Gilles Grangier est un des cinéastes français les plus influents des années 1940-1960. Il a dirigés régulièrement les acteurs les plus importants de son temps, comme Bourvil, Fernandel, Arletty ou Jean Marais ; et surtout Jean Gabin, au casting de douze de ses films (Les vieux de la vieille, L’âge ingrat, Le cave se rebiffe, etc). C’est la vedette du Rouge est mis, adaptation du roman éponyme d’Auguste Le Breton par Michel Audiard. Une équipe typique complétée par la présence de Lino Ventura, dans un rôle paraissant secondaire, ce qu’il n’est pas dans la hiérarchie du film (même si ses propriétés sont plus étriquées que pour ses camarades).

La faute en revient au meilleur atout du Rouge, dont le tort est le mérite : occuper tout l’espace et la contaminer avec sa morale. Gabin campe un personnage particulièrement dur, bien plus sec que celui de La Traversée de Paris (un an avant) et quasiment dépourvu d’humour. Sinon lui, Le rouge est mis manque de singularité et se voit forcément comme un de ces polars crus de l’époque, sans se détacher foncièrement du lot. Il ne manque pourtant pas de caractère et déploie une aigreur extrême. Rarement ce fatalisme sans idéal, pas loin du nihilisme civilisé dans la forme, a été si saillant et unilatéral, à la limite de la bestialité propre, dans les polars crus de l’époque.

Toutefois si cette aigreur est répandue ouvertement, c’est sans profondeur particulière. La vision exprimée est très cynique sur l’ordre social et les raisons animant les hommes ; et dans ce monde-là, le tort du frère de Louis Bertain, c’est de s’être fait choper pour un tout petit larcin. Quel misérable crétin, quelle honte. Sinon il n’y a pas plus d’autorités morales qu’il n’y a d’ailleurs, sinon l’hypothèse d’une retraite à la campagne pour s’autoriser un peu de paix et se purifier. L’amertume est partout, jusque dans la repentance : « Faut croire qu’en vieillissant on cherche tous à se blanchir ». Pour le plaisir de voir Gabin superviser avec poigne sa galerie de salauds, de médiocres et de fantômes.

Note globale 58

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Suggestions… Razzia sur la chnouf + Le Pacha + La métamorphose des cloportes

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JESUS CAMP =+

31 Oct

Sans voix-off, ce documentaire ne prononce pas directement de point de vue, émettant pour seule réponse à son sujet des manifestations de sidération – par l’entremise de Mike Papantonio (animateur radio connu pour ses compétences d’avocat – un équivalent français serait Julien Courbet). Il s’agit de montrer des enfants « embrigadés » avec pour catalyseur un rassemblement évangéliste (dit ‘charismatique’) pour enfants et pré-ados aux USA, dans un camp des Kids On Fire School of Ministry régenté par Becky Fischer. Ce que nous voyons pourtant, ce sont des enfants affirmatifs, aux discours assumés et clairs (peu importe si leurs prémisses semblent abracadabrantes). Ils sont positifs, sérieux, apparemment solides ; ils ont confiance en leur vocation.

De cette manière ils se font l’écho des adultes les encadrant, qu’il s’agisse de leurs parents ou des prêcheurs, Betty et ses partenaires, porteurs de Vérité. Tout le monde est focalisé et sûr de ce qu’il connaît, le doute est inexistant, la passion régnerait sans partage s’il n’y avait pas une once d’inquiétude. En effet, comme tous les gens avec des garanties compromises ou snobées par une large part de ses concitoyens, ils sont conscients des menaces pesant sur eux ; comme tous les fondamentalistes, ils savent bien que la défaite de leur cause ou la négation de leur message scellerait la damnation d’un ensemble plus vaste, la dégradation et le chaos sur leur région voire sur la Terre.

Les enfants de Jesus Camp portent donc une lourde responsabilité ; et surtout leurs représentations sont achevées. Ce sont des personnalités hyper-structurées. Leur condition mentale n’est pas attirante ; non qu’elle soit nécessairement malsaine, mais le champ de perception la régentant est limité ; dans leurs esprits comme dans leurs vies, il n’y aurait donc plus de territoires à explorer ; mais des révélations irréductibles à approfondir. Est-ce pire que la négligence ? On dira que c’en est une ; que ces enfants ne sont pas traités comme des individus dont il faudrait aller trouver et nourrir la sensibilité, mais des enfants auxquels on dicte l’unique et bonne sensibilité. C’est l’idée selon laquelle soumettre un enfant à un arbitraire est nocif, intrinsèquement – et égoïste de la part des adultes.

C’est vrai, ce qu’affirment ces enfants n’est jamais plus que leurs enseignements, ou les ambitions qui en sont tributaires. Leur futur peut être une succession de régressions triomphantes ; on peut le lire dans le sens inverse ; cette adhésion à une béquille solide forge des êtres blindés, en confiance car reliés à une force supérieure à toutes les entraves et les contrariétés de la vie humaine et des mesquineries de la société. Ils vont traverser l’existence avec aplomb et même partir à sa conquête ; ils subissent peut-être toutes ces leçons, toutes ces règles, mais ils ne seront pas des victimes d’un ordre externe, ou alors ils sauront s’en échapper ; dans le pire des cas, ils n’auront pas la sensation et surtout pas la conscience de leur aliénation. Qu’ont à leur offrir les émancipateurs professionnels et les âmes indolentes ? Le plaisir et la science pour éviter la tristesse et retarder le dessèchement ?

Ils ont à craindre les répercussions d’une telle foi. L’accent est mis sur la collusion entre politique et religion. Aux États-Unis, les évangélistes sont une force électorale considérable et certaines de leurs aspirations peuvent inquiéter la démocratie. Directement ou non, ils plaident pour la fin de la séparation entre l’Église et l’État, ou au minimum entre l’Église et l’action politique. Des chiffres sont cités : 25% de la population américaine (soit 80 millions de personnes), se dit évangéliste. 75% des enfants étudiants à domicile aux USA sont sujets au ‘reborn’ (la régénérescence spirituelle). Cette force a des effets concrets, comme la nomination de Samuel Alito parmi les Juges de la cour suprême (janvier 2006). Surtout, Bush et Karl Rove lui doivent une part de leur succès (et ont d’ailleurs répondu à ses appels, comme le dénonçaient les héros de Alabama Monroe).

Le film contient des images où les enfants scandent en faveur de « juges vertueux » c’est-à-dire refusant l’avortement. Les missionnaires ont leur langage : des notions telles que « guerre sainte » sont de la partie et s’il faut se débarrasser de ses hypocrisies et de ses faiblesses c’est pour intégrer « l’armée de Dieu ». Becky Fischer appelle à réparer ce « vieux monde malade » en soulignant « God fixe the rules ». Louant « l’intensité de ces enfants » elle trouve légitime d’enseigner une foi intransigeante et la remise de soi à Jésus-Christ, d’autant plus lorsque les autres religions endoctrinent de façon agressive. L’islam est dans la ligne de mire ; pas de vociférations haineuses à son endroit, juste l’identification d’un adversaire. La vision binaire et la dynamique fanatique prennent parfois des atours grotesques, comme lors de la préparation d’une conférence, où Becky lâche quelque chose comme « pas de problème de micro au nom de Jésus ».

Cette session centrée sur le Diable recèle la fameuse séquence où Becky prend à parti Harry Potter : les sorciers sont les ennemis de Dieu ! En mettant de côté l’éventuel effroi ou dégoût que peut susciter une telle perspective, on peut lui trouver des caractéristiques géniales. Le purisme est magnétique, surtout dans des sociétés où le sacré s’est envolé ou enchaîné à la médiocrité, où l’inconsistance des analyses publiquement célébrées se prend pour les stigmates d’une pensée toute en nuance. De nuances, il n’y en a plus ici ; on ne joue pas, ou alors un autre jeu, sans dupes, ouvertement générateur d’élus et d’exclus, mais d’exclus qu’il s’agit de convertir. Les protagonistes de Jesus Camp sont essentiellement tournés vers l’admiration, ils ne sont que secondairement en chasse de bêtes noires. Papantonio, qui se déclare chrétien (méthodiste), a beau considérer que les évangélistes dévient des fondements du christianisme ; leur élan en tout cas est celui de bâtisseurs, pas de simples haineux dégénérés.

En revanche que l’objet des Jesus Camp soit toxique pour l’image de la chrétienté ; dans le contexte présent c’est évident. Ce mouvement est tellement difficile à encadrer que les critiques se portent davantage sur les incantations répressives ; s’indigner à propos des incantations répressives de la part des prêcheurs est courant, faire face à une croisade est peu accessible ; c’est pourtant le vrai problème, mais comme Papantonio, la plupart des spectateurs occidentaux auront juste de la peine à le concevoir. Le document a beaucoup choqué et les protagonistes du Jesus Camp ont attiré les quolibets. Ted Haggard (le coach de Donnie Darko en plus manifestement vaniteux et manipulateur), pasteur de la New Life Church à Colorado Springs (ville QG des évangélistes), sera l’objet de scandales le poussant à la démission (et à se présenter comme un homosexuel repenti). Le camp lui-même a subi des actes de vandalisme qui l’ont contraint à la fermeture.

Par ailleurs Papantonio profère des extrémités en estimant, dès l’ouverture, que la religion pose problème car elle divise les gens et l’Amérique ; pendant que les adorateurs de « l’unité » entre les hommes se trouvent étrangers entre eux, cela leur évite de réaliser qu’ils sont des concurrents. Enfin le film en lui-même est sans grand relief, digne d’un reportage audiovisuel plutôt apathique voire formellement médiocre, mais jamais tapageur ni irrespectueux. Le nombre d’intervenants en-dehors des enfants est faible, l’exposition des conditions de vie dans le camp pas à l’ordre du jour (plutôt cotonneuses et ludiques pour le peu qu’on en voit), l’approche de leurs milieux de vie (modestes/ »classes moyennes » ou pauvres) superficielle ; concernant les parents, la parole n’est donnée qu’à une mère doctrinaire, enivrée par les principes « judéo chrétiens ».

Note globale 59

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LE GRAND SOMMEIL =+

22 Oct

le grand sommeil

Pour le plaisir de détricoter une aventure policière en étant sur-attentif, Le Grand Sommeil est un spectacle idéal. Ce film noir de 1946 met en scène une enquête complexe, avec un labyrinthe de détails et est limite à cerner. Malheureusement les élans des enquêteurs-spectateurs resteront facilement dérisoires et infructueux, puisque le réalisateur lui-même a confié ne pas avoir saisi toutes les subtilités de l’affaire. Il s’est appliqué à rendre la transposition à l’écran du premier roman de Chandler la plus chic et divertissante possible.

Par conséquent le film regorge de fausses pistes et de sous-intrigues nuisant à la compréhension : le remplissage est habile mais résolument frivole, à tel point que le crime principal finit par s’oublier et le dénouement a peu d’effets. Néanmoins sur le plan du divertissement c’est une mission accomplie pour ce Grand sommeil, second des quatre films mettant en vedette le tandem Bogart/Bacall, devenus amants et couple hollywoodien modèle. Ils se sont rencontrés deux ans plus tôt sur le tournage du Port de l’Angoisse (1944) également réalisé par Hawks.

Dans la galaxie des films noirs, ce joli film de studios occupe une place d’honneur grâce à son couple mythique et lance au cinéma le personnage du détective Philip Marlowe. Cependant il souffre de la comparaison à ses concurrents. Big sleep ressemble souvent à un ersatz de Assurance sur la mort (1944), une autre adaptation de Chandler. La plupart des autres films noirs ont préférés à raison travailler l’ambiguïté et l’atmosphère plutôt que sur-gonfler les petits détails mystificateurs et les évidentes fausses pistes.

En marge de l’enquête, des dialogues parfois ampoulés et peu fins, une galerie vaine et grossière de personnages ‘sophistiqués’, puis les gueules lasses de film noir inassumé. Le Grand sommeil laisse un profond sentiment d’incomplétude. C’est un produit assez ravissant visuellement (scènes dans l’ombre à la fin par exemple) et surtout très superficiel.

Note globale 58

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Note passée de 59 à 60 suite à la restriction du nombre de notes (seuls les chiffres pairs restent).

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