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Rousseau – LES CONFESSIONS =+

19 Déc

On peut douter de la véracité de ces confessions mais pas de leur sincérité. Cette sincérité inclût ce qu’il y a de faux ou arbitraire en lui et dans ses perceptions. Son masochisme et son arrogance marchent ensemble. Il exagère, de bonne foi ou du moins avec conviction : « Je passai de l’héroïsme à la bassesse d’un vaurien » alors qu’il n’a du premier que sa belle âme, en théorie ; du second, des larcins innocents. Si on se fit à son jugement qui n’entend que les raisons du cœur, Rousseau paraît l’être le plus moral, pur et lumineux qui soit ; un Butters qui n’irait pas réclamer une médaille pour sa beauté intérieure – mais s’il vous en venait l’envie en le lisant, ce ne serait que justice.

En lisant Rousseau j’ai tout sauf l’impression qu’il souhaite se préserver des hommes, ou même combattre leurs mauvais penchants (ce qui me l’aurait rendu sympathique pour des raisons ‘intellectuellement’ coupables) ; je le soupçonne plutôt de vouloir rester en état de minorité. Toute sa vie il refuse le passage à l’acte, refuse de trancher sur ses passions – pourtant il va bien vers le monde et il y retourne tant que possible, tant qu’il y sera demandé. Il donne le change sur le terrain mondain, avec des succès et des frustrations – et des humiliations plus savoureuses pour lui que pour le lecteur. Les transformations sont hors de son champ de conscience : il tient à déclarer sa valeur ‘éthique’ et intérieure davantage qu’à l’exercer ; sa sensibilité fière et victimaire affichée dans les premiers livres abouti dans les derniers à des multitudes de conflits et précisions mondaines, où il se montre sévère et méfiant probablement à raison mais trop tard. Ses surprises malheureuses avec ses connaissances reflètent la tragédie d’un homme toujours enclin à s’illusionner ; tragédie d’un égocentrisme qui se raffine et rend son hôte impuissant. Typique des enfermés en eux-mêmes, il pèche par naïveté, par gaucherie ; en vieillissant, il gagne en assurance mais surtout en amertume et renforce sa mentalité anti-dynamique, fixe. Et ses accès d’assertivité bouillante, toujours très vite refroidis, le rendent plus honteux encore – ou se cristallisent en un idéalisme vain.

Finalement il y a deux choses choquantes avec le Rousseau de ces Confessions : d’abord, il évoque toute personne en terme moraux et sentimentaux (et les deux sont toujours amalgamés chez lui), moindrement sur le plan social et celui du statut ou de la fonction ; souvent et en complément, sur l’intelligence, la qualité de l’esprit ; très rarement sur le plan physique. Puis surtout et c’est la mauvaise surprise de ce livre : on y trouve la doctrine de Rousseau qu’à l’état de sentiments, au détour de remarques impétueuses ou blessées. Ses comptes-rendus factuels sont guidés par des jugements moraux et états d’âmes, avec une place mineure pour la philosophie ou ses idées pour elles-mêmes – mais une place démesurée pour ses propres intentions. Le cœur du rousseauisme c’est la fétichisation d’une vertu qui n’accepte de se voir impuissante que pour mieux se revendiquer ; de quoi adoucir les mœurs et mal guider.

 

p.69, Livre premier : « Aucun de mes goûts dominants ne consiste en choses qui s’achètent. Il ne me faut que des plaisirs purs, et l’argent les empoisonne tous. »

p.75, Livre premier : « On verra plus d’une fois dans la suite les bizarres effets de cette disposition si misanthrope et si sombre en apparence, mais qui vient en effet d’un cœur trop affectueux, trop aimant, trop tendre, qui, faute d’en trouver d’existants qui lui ressemblent, est forcé de s’alimenter de fictions. […] un penchant qui a modifié toutes mes passions, et qui, les contenant par elles-mêmes, m’a toujours rendu paresseux à faire, par trop d’ardeur à désirer. »

p.99, Livre 2 : « Mon enfance ne fut point d’un enfant ; je sentis, je pensai toujours en homme. Ce n’est qu’en grandissant que je suis rentré dans la classe ordinaire ; en naissant, j’en étais sorti. L’on rira de me voir me donner modestement pour un prodige. Soit : mais quand on aura bien ri, qu’on trouve un enfant qu’à six ans les romans attachent, intéressent, transportent au point d’en pleurer à chaudes larmes ; alors je sentirai ma vanité ridicule, et je conviendrai que j’ai tort. »

p.107, Livre 2 : « Cette aventure me mit pour l’avenir à couvert des entreprises des chevaliers de la manchette, et la vue des gens qui passaient pour en être, me rappelant l’air et les gestes de mon effroyable Maure, m’a toujours inspiré tant d’horreur que j’avais peine à le cacher. Au contraire, les femmes gagnèrent beaucoup dans mon esprit à cette comparaison : il me semblait que je leur devais en tendresse de sentiments, en hommage de ma personne, la réparation des offenses de mon sexe, et la plus laide guenon devenait à mes yeux un objet adorable, par le souvenir de ce faux Africain. »

p.190, Livre 4 à propos du « juge-mage » : « Ce petit nain, si disgracié dans son corps par la nature. […] Sa tête, de grandeur naturelle […] semblait une postiche qu’on aurait plantée sur un moignon. Il eût pu s’exempter de faire de la dépense en parure, car sa grande perruque seule l’habillait parfaitement de pied en cap. »

p.294, Livre 6 : « Quoique sur ce point je ne fusse pas assurément de son avis, j’avoue que je n’osais le combattre, honteux du rôle peu galant qu’il m’eût fallu faire pour cela. »

p324, Livre 6 : « Les Français n’ont soin de rien et ne respectent aucun monument. Ils sont tout feu pour entreprendre et ne savent rien finir ni conserver. »

p327, Livre 6 : « Il était clair que mes médecins, qui n’avaient rien compris à mon mal, me regardaient comme un malade imaginaire […]. Tout au contraire des théologiens, les médecins et les philosophes n’admettent pour vrai que ce qu’ils peuvent expliquer, et font de leur intelligence la mesure des possibles. Ces messieurs ne connaissaient rien à mon mal, donc je n’étais pas malade : car comment supposer que des docteurs ne sussent pas tout ? Je vis qu’ils ne cherchaient qu’à m’amuser et me faire manger mon argent. »

p332-333, Livre 6 : « J’étais si bête et ma confiance était si pleine, que malgré le ton familier du nouveau venu, que je regardais comme un effet de cette facilité d’humeur de Maman qui rapprochait tout le monde d’elle, je ne me serais pas avisé d’en soupçonner la véritable cause si elle ne me l’eût dit elle-même ; mais elle se pressa de me faire cet aveu avec une franchise capable d’ajouter à ma rage, si mon cœur eût pu se tourner de ce côté-là […]Elle me fit entendre, en un mot, que tous mes droits demeuraient les mêmes, et qu’en les partageant avec un autre, je n’en étais privé pour cela. […] L’ardent désir de la voir heureuse, à quelque prix que ce fût, absorbait toutes mes affections : elle avait beau séparer son bonheur du mien, je le voyais mien en dépit d’elle. » mam (pages avt=puc-fidel et pur)

p.335, Livre 6 : « Prenez la femme la plus sensée, la plus philosophe, la moins attachée à ses sens ; le crime le plus irrémissible que l’homme, dont au reste elle se soucie le moins, puisse commettre envers elle, est d’en pouvoir jouir et de n’en rien faire. »

p355 (début Livre 7) : « Durant mes conférences avec ces messieurs, je me convainquis, avec autant de certitude que de surprise, que si quelquefois les savants ont moins de préjugés que les autres hommes, ils tiennent, en revanche, encore plus fortement à ceux qu’ils ont. Quelque faibles, quelque fausses que fussent la plupart de leurs objections, et quoique j’y répondisse timidement, je l’avoue, et en mauvais termes, mais par des raisons péremptoires, je ne vins pas une seule fois à bout de me faire entendre et de les contenter. J’étais toujours ébahi de la facilité avec laquelle, à l’aide de quelques phrases sonores, ils me réfutaient sans m’avoir compris. »

p362 : « Le défiant J.-J. n’a jamais pu croire à la perfidie et à la fausseté qu’après en avoir été la victime. »

p381 : « L’oeil intègre d’un honnête homme est toujours inquiétant pour les fripons. »

Livre 8: « Nous nous amusions plus agréablement peut-être que si nous l’avions possédée, tant il est vrai que ce qui nous attache le plus aux femmes est moins la débauche qu’un certain agrément de vivre auprès d’elle. »

Livre 8 : « Or moi je n’ai vu que lui seul de tolérant depuis que j’existe. »

Livre 8 : « J’ai pu me tromper mais non m’endurcir. »

 

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LES CHANSONS D’AMOUR –

20 Mar

 Si évidemment désagréable pour une partie du public, dont je fais partie, que je ne pouvais qu’avoir de bonnes surprises ou une absence heureuse de ‘trop’ mauvais moments à passer. Le début est infect, mais à partir de l’accident de la fille la séance devient endurable ; quelquefois gênante et souvent hideuse, mais ce n’est plus si pénible. La fin consterne un peu mais ne fait que remettre les choses à leur petite place : la fugue sentimentale et la mélancolie du veuf précoce affectivement paumé sont non seulement digestes mais largement plus convaincantes, pour moi, que leur terme.

Dans l’ensemble cela reste un défilé repoussant, sucré et typique de cette bourgeoisie camomille, domestiquée et cultivée, proprette et satisfaite, de ce Paris plan-plan rentier de son héritage haussmannien, de ses reliques Nouvelle Vague (les références à l’infidélité et au ménage à trois de chez Truffaut, au Godard de type Masculin féminin, la comédie musicale sur le modèle de Jacques Demy) et de ses manières bohémiennes via lesquelles on peut exulter les attitudes les plus archaïques et mesquines (ou dit carrément : tribales, niaisement matérialistes, inconscient du monde au-delà de son museau) ; mais comme elles sont si hétéro-doudoux ou gay aseptisé, tout ça ne saurait être soupçonnable. On affleure la caricature de ce ‘conservatisme hédoniste’ inapte à se reconnaître comme tel, de ce ‘centre’ français et parisien en périphérie réelle mais dont le logiciel paraît si naturel et même encore frais ; cette façon superficielle et planquée de considérer le monde, cet aventurisme à domicile, entretiennent efficacement l’illusion d’une jeunesse, d’une liberté authentique – d’une innocence (donc sûrement pas d’une décadence) !

Toute cette culture triste, fâte et dégoûtante n’a que trop duré et c’est pourquoi l’entrée est difficile ; mais cette fois on ne suffoque pas et, si on peut prendre la chose à la dérision, elle-même par sa légèreté surfaite est complice de notre détachement – ou de notre amitié béate (certainement les amatrices de Louis Garrel et les publics ‘sensibles’ à ces effusions vont se régaler). C’est peut-être aussi parce que ce héros à faciès de jeune sarkozyste au phrasé savamment confus de dandy prudent des beaux quartiers se prend une claque existentielle que la séance s’encaisse raisonnablement ; et parce qu’il trouve une stabilité douteuse mais moins écœurante que l’issue déçoit sans [m’]inciter à assassiner le film. Les chansons sont effectivement d’un certain goût mais toutes ne se valent pas ; elles sont plus crétines avec Sagnier, oscillent entre du Delerm voire Grégoire et du Biolay.

Note globale 38

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Suggestions…

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CHARADE +

29 Sep

Si la fausse profondeur, les rafales d’émotions médiocres et les démonstrations péremptoires sont pénibles au cinéma comme ailleurs, il y a plus dur à [faire aimer et] affronter : les invitations à ‘débrancher son cerveau’. Il faut un haut niveau d’écriture ou d’aventures, un génie du divertissement, pour autoriser ce laisser-aller et le déculpabiliser. Certains comme L’Homme de Rio y parviennent avec un style cartoonesque et enfantin. D’autres par la légèreté, l’élégance, la fluidité, en naviguant sur le monde [‘concret’] sans y diluer de leurs charmes et pourtant sans se priver d’humour. C’était probablement le but des screwball comedy et de nombreuses comédies américaines à l’âge d’or d’Hollywood. Malheureusement ils exigent beaucoup d’efforts, trop pour être des plaisirs, à moins d’être complice et inclus dans une certaine culture.

Les œuvres de Stanley Donen, réalisateur de Chantons sous la pluie et Charade, y arrivent plus aisément. Dans ce dernier, Donen retrouve Audrey Hepburn qu’il a dirigée sept ans plus tôt pour Drôle de frimousse. C’est une des nombreuses occasions où elle est habillée par Givenchy. La future ‘troisième meilleure actrice américaine de tous les temps’ est à l’apogée de sa carrière, enchaîne les duos avec un acteur célèbre, en général ‘glamour’ ou alpha et plus vieux qu’elle. Cette fois elle forme un couple avec Cary Grant, de trente ans son aîné, qui aurait précédemment décliné une proposition sur Vacances romaines à cause de cet écart. D’ailleurs il arrive à la fin de sa carrière, plus que deux coups mineurs et il raccroche. Le reste du casting ancre le film dans un réel plus sincère tout en restant pittoresque.

Charade a le don de ne jamais s’appesantir. Au lieu de chercher à faire montre de ses qualités, d’une capacité à produire des bons mots ou envoyer des exaltés parader, il se livre avec une certaine majesté. La mise en scène est toujours braquée vers le tandem, semble à sa poursuite, confiante dans la fougue de l’un et la sérénité de l’autre ; il est possible que tirée par d’autres, elle n’ait pas produit de si bons effets (sauf au début, très ‘polar’). Hepburn apparaît comme une diva posée qui pourrait s’autoriser la naïveté et le flirt avec le danger ; autour d’elle, tout le monde est sous une fausse identité et/ou nourrit un projet incertain (Grant lui-même a trois costumes alternatifs en service). Pendant ce temps le Paris de carte postale puis quelquefois ses recoins plus typiques sont visités avec un œil américain. La déformation romanesque concerne surtout le couple, épargne davantage le terrain (par manque d’intérêt).

Cela donne comme un mélange de policier et de merveilleux ‘adulte’ ; plus officiellement, le film se place entre comédie romantique et thriller, avec inspiration ou du moins citations hitchcockiennes (contemporain immédiat dont le Psychose et Les Oiseaux sont encore tout frais). Suspense effectif, peur inexistante, sauf lors d’acrobaties. Les certitudes quant à son bon goût n’empêchent pas le film (l’encouragent peut-être) de se frotter à quelques régressions (le jeu de l’orange comme ultime fantaisie licencieuse chez le ‘beau’ monde) ou farces ridicules (soudain Cary Grant tire une tronche de mulot sidéré pour imiter Reggie/Audrey). Le succès est tel que Donen fera une sorte d’auto-remake dès son prochain opus, Arabesque, avec inversion des rôles pour le jeu de dupes entre Sophia Loren et Gregory Peck.

Note globale 76

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Suggestions… Un Américain à Paris + La Mort aux Trousses + Diamants sur canapé + La Main au collet

Voir le film sur YouTube (VOSTF – des coupures ?) ou Wikipedia (VO)

Scénario/Écriture (3), Casting/Personnages (4), Dialogues (4), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (4), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (3), Ambition (4), Audace (2), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (2)

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SYNONYMES =+

3 Mai

Face à une telle intro on comprend qu’on aura pas à faire à un film qui se respecte, mais ce sera bien plus pertinent que prévu (si vous ne vouliez qu’une surenchère dans le registre, ne partez pas trop vite, le climax viendra avec le photographe sous les toits de la capitale). L’artificialité, le hiératisme, les postures un peu bressonniennes, la confusion mélancolique du héros en crise, collent bien sûr à un certain ‘cliché’ suranné, mais on le voit s’étaler en dépit de sa dénégation – la carte postale qu’un microcosme nous sert encore n’existe que dans la tête de ce Yoav (et l’humour ne peut être à ce point involontaire, ni un tel cynisme s’ignorer). La photo parfois nous faire croire dans un ailleurs solaire, les mouvements langoureux dans les appartements fastes leurrer un futur proche romantique et doux ; la vérité n’est que reproduction sociale et assèchement général, tandis que celui qui souhaite le plus vivement s’arracher à sa condition, ses origines, son identité, celui-là échoue naturellement et n’est que l’objet des travaux ingrats et de la maintenance affective (et sexuelle) chez des gens sans crainte ni désir.

Avec son allure de grotesque film d’auteur vicelard et maniéré, Synonymes exhibe les hypocrisies de ce qu’il reste du ‘rayonnement [‘culturel’] français’ et du discours [mensonger] d’ouverture de ses élites. Ce fugitif participe à la pseudo-fièvre sartrienne, au Paris romantique et ne fait que s’enfoncer dans la misère au bénéfice de jeunes pervers insouciants (cette sinistre caricature de l’héritier français poète en Audi, plus petit que sa brave femme désespérément fade et impuissante). Il réalise ou admet in extremis l’arnaque, s’arrachant, peut-être pour un instant, à ce délire qui lui fait parler d’un État comme s’il le persécutait – or en Israel il était enrôlé mais pas cible et le [son] problème, s’il peut être considéré politique, est la morgue d’un système et pas ses bras armés formels. Sa sensation de se faire exploiter dans son pays d’origine et dans celui-ci est légitime ; mais c’est difficile à estimer car il accepte toujours tout, il faut simplement un peu insister. Ce faux candide, vraiment innocent et égaré, est un personnage absurde incapable de mener une existence calme où il ne se dégraderait pas ; il est fort mais vulnérable, il a la bêtise des courageux absorbés par leur nombril, les occasions de le torturer sont infinies et il s’y livre, comme si cela ajoutait consistance et authenticité à son dossier d’harangueur de foules. Autant d’efforts fruits d’une obsession et donc d’une fuite mentale, nullement récompensés par une France ensommeillée, abrutie de satisfaction et de répression quasi sereine (ou simplement vaincue et stoïque pour les plus communs des parisiens, ceux du métro) ; une France propre sur soi à l’identité fermée, qui renvoie la pute qu’il est à son origine et le laisse s’épanouir avec les joies de la précarité lesquelles, naturellement, doivent être le lot de l’artiste et de l’homme libre – comme ces nantis et prestataires sociaux qu’il croise sont humbles et généreux, de lui laisser cette place ! Mais naturellement lui s’en prend aux autres prolos dans la rue, qui ont la vertu de blasitude et n’ont rien à foutre de ses angoisses privées ni des conflits politiques insolubles qu’il importe alors qu’il souhaitait s’en détacher.

Les cours de langue et mœurs françaises achèvent de présenter notre pays comme un endroit froid et faux, du moins à sa tête ; il n’y a que des gens comme cette enseignante (Léa Drucker a-t-elle conscience d’incarner tout ce que la ‘culture’ médiatisée française a de plus déloyal au fil de ses rôles ? Présidente assaillie par ‘l’extrême-droite’ ou pauvre mère courage qui n’aurait rien à se reprocher, elle enfile constamment le costume de la victime véhémente sous couverture – sous la meilleure couverture que l’époque peut lui prêter.) ou ces migrants pour avoir besoin et donc être capables de croire à la pertinence de tels simulacres. Dans un pays où il est de bon ton de prétendre croire à ‘l’éducation’, expliquer à des étrangers [galériens et lumpenprolos en puissance] qu’on ne frappe pas les femmes car ici on est tolérants et évolués, le réel est déjà une satire ; et on peut voir que ces interventions ne sont qu’un déguisement pour meubler un pourrissement avec le plus d’éthique possible à déclarer sur la fiche de présence.

Écriture 6, Formel 6, Intensité 7 ; Pertinence 6, Style 5, Sympathie 5.

Note globale 56

Suggestions… Eastern Boys + Sauvage/2018

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DEUX OU TROIS CHOSES QUE JE SAIS D’ELLE +

26 Juil

Godard l’a indiqué en interview : ‘elle’ « ce n’est pas Marina Vlady, c’est la ville de Paris ». La prostitution de ce personnage principal reflète celle du tout-Paris, puisque Godard est convaincu que « pour vivre dans la société parisienne d’aujourd’hui, on est forcé, à quelque niveau que ce soit, à quelque échelon que ce soit, de se prostituer ». Le film gravite autour de Paris et de ses grands ensembles urbains. Il joue sur deux tableaux : anthropologie sociale et exhibition des monologues internes, de pensées parfois détachées de leurs sujets. 2 ou 3 choses que je sais d’elle donne au spectateur un tableau noir (mais léger, avec un recul malicieux et philosophe) du nouvel ordre marchand, en montre les effets sur les sens et les représentations courantes.

Godard s’applique à banaliser le scandaleux, pour s’adresser à l’intelligence plutôt qu’à la capacité d’indignation, sans prendre de garanties démagogiques ou racoleuses. Il fait sauter des verrous pour étendre sa liberté et donner une assise fort à son propos. Le résultat est déroutant mais toujours ancré dans le trivial, même lorsque les manières sont artificielles ou les suggestions guindées. Il peut être un cas d’école du structuralisme au cinéma, mais dans ce cas Godard livre une caricature inimitable, sensuelle et extrêmement ludique. Cet opus annonce la radicalisation des expressions politiques de Godard, marginalisé dans la décennie suivante (1970) et s’en remettant un temps à la vidéo. La politisation s’ordonne à un niveau très concret, le premier murmure du film citant un décret passé incognito « le 19 août ». Au passage le film porte des coups, par sa voix-off chuchotée, contre le modèle gaulliste, par nature pas disposé ni armé pour contrecarrer le tsunami consumériste (focus secondaire sur les produits qui font et feront de plus en plus nos vies). En lui reprochant son autoritarisme las au profit du maintien d’intérêts de classe, c’est encore ce manque de vision qu’il accable ; au mieux la combativité gaulliste serait inadéquate face aux nouvelles forces, juste bonne à plomber un peu une société qui lui échappe.

Marina Vlady (‘d’origine russe’) dans le rôle de Juliette, la mère de famille suivant la mode de la prostitution en refoulant états d’âmes et peurs du danger, de l’enfermement (c’est sûrement un engagement ponctuel, sinon elle n’irait pas!), est complètement téléguidée par son environnement et par le réalisateur (qui prend une posture d’accompagnant intellectuel, mais pas de sauveur ou de leader). Tout en vaquant à ses occupations, parfois avec des poussées irrationnelles, elle répand ses pseudos soliloques, principalement sur le langage ; régulièrement elle est postée face caméra, dans un numéro ‘intérieur’ violemment artificiel mais franchement impliquée, investie ; elle sait être un outil sincère et une exécutante éblouissante, elle réfléchit passivement (son esprit, sa place symbolique, les discours comme les objectifs qui lui sont confiés). Quelques passages mettent au centre d’autres femmes, en confession ou monologue, toutes à propos de leurs situations personnelles. Un mannequin essaie une digression ‘sociologisante’ en se tournant l’âme dans le vide.

Les racontars de Juliette sont souvent d’ordre pratique, des projections hasardeuses (pure expectative sur l’avenir de la société) ou versent dans les principes de vie (cherchant les vérités d’ordre relationnel, au sens large). Elle est encore dans la quête, cherche à comprendre, mais sans ces symboles et ces objets qu’elle tâche maintenant de cerner et de séparer, elle se trouve étreinte par le vide. Elle ‘rame’ et se pose des questions entre les blancs, s’ouvrant à d’autres blancs. Les murmures sont plus concentrés, se donnent par grappes : quelques-unes sont juste brillantes et réjouissantes par leur style, d’autres jettent dans des réflexions assorties d’engagements forts. Godard à la voix-off y tient des discours établis et une ligne générale, comme un éclaireur : son recul reflète celui d’une éminence grise ou d’un architecte consultant le monde sur lequel il opère, comme passeur ou observateur en réaction, non comme ‘créateur’ pur. Le recul de la voix-off et de Godard, puis celui du spectateur dans la foulée, est un luxe qui ne rapporte qu’une vue large et permet d’éviter beaucoup, à commencer par la dissolution de ces schémas collectifs.

La mise en scène est à la fois anti-naturelle et dédaigneuse envers les conventions. Elle suit le cours des pensées d’un narrateur invisible, travaille les représentations qu’il veut les plus précises. Ce narrateur est un esprit sans corps mis dans la position de spectateur – physiquement y compris, lorsqu’il fait face aux femmes pour les interroger ou recueillir ce qu’il leur a dicté ou ce qu’il a induit. Les conversations sont montées même au corps défendant de ces femmes et de ces actrices. Godard veut montrer le poids de la morale, des injonctions dans l’air du temps ou exigées par leurs boussoles (normes et préférences explicites, modèles intériorisés, gestion collective et individuelle des exigences primaires, de la compétition soft).

Toutes ces démonstrations prennent souvent une tournure humoristique, mais dans un registre plombant et net ; une sorte d’humour avec un point final, sur le déluge d’amertume naissante. C’est comme un retrait plus que la ‘chute’ d’une blague ; comme si ces écarts s’effaçaient d’eux-mêmes, par dépit pour leur inadéquation à la réalité. C’est un retrait vers le monde fermé d’un humain en cellule, mais pas une censure au sens strict : retrait bénéfique pour cette cellule, tout en témoignant de son impuissance à transformer et manipuler le monde et ses règles. Reste la faculté à jouer avec ses codes et en bout de chaîne, celle de s’abstraire en vain mais ‘en forme’ par des enthousiasmes mentaux dont le rôle est de défendre et soulager. Toutefois il ne faudrait pas s’attendrir ou s’arrêter, sous peine d’être emporté par leur morbidité. La conscience ne servirait alors plus qu’à constater cet affaissement, comprendre le monde sans avoir plus ni issue, ni confort, ni espace.

Tout perché dans l’intellect qu’il est, le film vaut aussi par son rythme, sa musicalité même ; elle compense ce qui semble parfois des séquences ‘fantômes’. Car s’il y a es scènes de vie pures et sans blabla (justifiables mais frustrantes) comme la petite chez le dentiste (le meurtre psychique et l’intégration forcée symbolisés – idée forte au moins), se traînent aussi des séquences d’énumérations tirant vers le gadget de dépannage. Ces informations données indirectement servent-elles à étayer lourdement, à mettre un peu de clarté et de ‘béton’ pour récupérer le décrocheur, ou à parodier certaines attitudes ? On verra en tout cas, à la 68e minute, un binoclard médusé, regard (de veau sous hypnose) caméra, pendant que son voisin déroule avec une froideur caricaturale son compte-rendu. Contrairement à ces femmes instrumentalisées, pensant soigneusement à ces réparties livrées sans clé, lui semble ne pas pouvoir compter sur sa seule bonne volonté pour absorber ce qui le dépasse. Les hommes responsables et habilités apparaissent comme des otages laminés à la racine, complètement possédés et s’en remettant à des parodies de raison : à la fin Juliette lit le rapport de son mari sur ‘l’homme d’avenir’ : un homme pratique, confiant mais pas agressif, etc. Ils sont au lit et s’apprêtent à dormir, elle cherche un écho de sa part, lui est absent comme il l’est à ce qu’il prétend réfléchir et mûrir, ses affaires sont réglées et il ne ressent pas de trouble.

Note globale 72

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Suggestions… Il est mort après la guerre + Belle de Jour/Bunuel

Scénario & Écriture (3), Casting/Personnages (3), Dialogues (4), Son/Musique-BO (3), Esthétique/Mise en scène (3), Visuel/Photo-technique (3), Originalité (5), Ambition (4), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (3), Pertinence/Cohérence (4)

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