Dans ce film d’Henri Verneuil très diffusé à la télévision française dans les décennies qui suivirent, Jean Gabin incarne un ancien Président du Conseil charismatique. Désespéré par la laborieuse IVe République en place, il est en semi-retraite politique, gardant un pied au Parlement. Sinon, il s’occupe d’écrire ses mémoires au sein de sa tour d’ivoire provinciale. Lorsque le député Chalamont est sur le point de devenir le nouveau chef de l’Etat, il s’interpose et s’en prend à l’ensemble des acteurs politiques présents.
Avec ses parti-pris oscillant entre socialisme et populisme, asséné avec discernement mais un refus de s’étiquetter, Gabin renvoie pourtant à une tradition politique française : le républicanisme, de gauche (dans la séquence à l’Assemblée Nationale, son fauteuil se situe légèrement à gauche du centre – où se trouveraient aussi les radicaux de gauche, courant vraisemblablement trop mondain pour lui). Il se qualifie de « mélange d’anarchiste et de conservateur » avec raison également car il partage un certain regard critique sur les autorités sociales indignes et lâches de son temps, mais son logiciel ne relève pas de l’anarchisme de droite véritable (même si le public républicain américain des Pleins pouvoirs pourrait apprécier ce Président républicain français). Son orientation est clairement collective et ses cibles sont les dominateurs financiers et technocratiques.
À cela s’ajoute un ton et une attitude réactionnaire, au sens du sceptique campant sur des références éprouvées (et non au sens marxiste). À travers Emile Beaufort, Jean Gabin incarne un certain idéal français que le gaullisme a pu consommer. C’est une figure paternaliste, un sage capable de s’enflammer : un gaullois mesuré et vigilant, incorruptible et fort, un leader fiable et humble. Henri Verneuil cède à ce fantasme et présente un ancien Président pleinement indépendant, sans contraintes ni affiliation, pas même de parti. Il est au-dessus de tout cela et cette position transcendante reflète encore les idéaux gaullistes et républicains.
Ce paradoxe entre absence de détermination et orientation idéologique pourtant claire se justifie par le manque dans l’offre politique. Le film de Verneuil et Gabin montre la France prête à se faire engloutir par une Europe fantôche ; et la politique prise en otage par des « élus du peuple » désintéressés des affaires publiques, arrivistes et sans conviction. Le Président Beaufort en arrivera à un monologue tonitruant d’une dizaine de minutes face au Parlement. Ç’aurait été un suicide social s’il avait été plus jeune, c’est une mise au point audacieuse où il interpelle les députés directement assis et livre son point de vue sur des sujets cruciaux.
Ce monologue assez fameux permet aujourd’hui une certaine visibilité au film, car les enjeux qu’il soulève sont des fondamentaux pour la France et plus que jamais au moment des transferts de souveraineté des états-nations vers l’Europe dans les années 2010. Si Gabin/Beaufort est un défenseur d’une Europe unie, il se heurte à des projets antagonistes autour du même objet ; l’Europe est au cœur des débats et Gabin/Beaufort fait coup double. La politique-fiction de Henri Verneuil reflète clairement la médiocrité des gouvernements de la IVe République et la lâcheté des dirigeants français et européens qui reculèrent devant la constitution d’une Communauté Européenne de défense, tout en sachant s’activer pour une union économique.
Il montre aussi le détournement de ce rêve d’États-Unis d’Europe (exprimé dans les années 1950, concrétisé avec la création de la CEE) au profit d’ambitions appauvries. Il envisage la fonction future de cette Europe promue par son adversaire Beaumont et voit une administration étouffante au service d’intérêts objectifs privés qu’elle entretiendra ardemment. Une Europe dont la seule vocation supérieure consisterait de fait à aliéner les démocraties et contraindre les peuples. Enfin, il dénonce l’annexion du politique en soi, instrumentalisé par des « affairistes » qu’il cite concrètement, avec faits, affinités et individus. Il évoque vaguement les « missionnaires » (l’extrême-droite et les hégémonistes) qu’il blâme de la même façon mais cette espèce fait alors déjà parti du passé.
À la fois visionnaire et démagogique, Le Président est un essai concluant de politique-fiction en France, balayant catégoriquement ceux expérimentés dans les années 2000, comme Le Candidat de Niels Arestrup. Il concurrence également Mr Smith au Sénat, ce dernier pêchant par sa naïveté et sa grandiloquence, là où ce partial Président se montre lucide et affirme émet des considérations de long-terme. Toutefois, son président est un monstre sacré, un modèle de vertu (courage, conscience, franchise) tout à fait vraisemblable mais dont la nature amène forcément à un mouvement de recul envers l’œuvre. Ce mouvement, le caractère brillant des réflexions émises l’apaise, mais aussi la qualité des dialogues. Ils ne sont pas seulement spirituels et musicaux, ce sont des punchline philosophiques remarquables, où Michel Audiard ose accessoirement de vrais commentaires politiques, avec un degré de précision et de pertinence rarement atteint.
Note globale 75
Page Allocine & IMDB + Zoga sur SC
Suggestions…
Voir le film sur Archive.org
Voir l’index cinéma de Zogarok
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