Dans les années 1860, Pierre-Jules Hetzel commande au sculpteur et dessinateur Gustave Doré une série de gravures pour une édition de luxe du recueil des Contes de Perrault. Cette série fascinante, enchanteresse et pourtant réaliste, aspirée par le versant ténébreux suggéré par les contes, accompagnera les représentations des générations suivantes. Méliès s’en inspire pour adapter Barbe-Bleue à l’écran en 1901. Il y utilise un grand nombre de trucages et renouvelle ses deux fondamentaux, la surimpression et l’arrêt-caméra, notamment pour obtenir six ‘expositions multiples’ (comme dans L’homme-orchestre ou Le mélomane, avec cette fois la tête de Méliès et non des corps entiers). La scène où sa 8e femme est secouée et traînée par Barbe-Bleue est simulée grâce à un arrêt-caméra parfaitement précis car invisible – succès un peu gâché par la raideur ‘flasque’ du mannequin.
En introduction, Méliès présente un Barbe-Bleue charmeur et affable, quoique son extravagance embarrasse ; un jeune et exalté papa noël, généreux pour les dames, bon avec les domestiques. Conformément au conte ‘de Perrault’ (au XVIIe, il faisait passer ces histoires orales à l’écrit, leur origine étant indéterminée et située dans le peuple), le mari ne montre son visage effrayant qu’après la découverte de ses anciennes femmes. Cependant Méliès traite le sujet de façon légère, atténuant l’horreur en gardant jusqu’au-bout le caractère de l’ogre superficiel. L’exposition des six pendues est le seul ‘viol’ de la bienséance : il est frontal, de l’ordre du grand-guignol ‘soft’, exécuté à distance. Cependant les heurts ne sont que physiques. La violence morale et sentimentale sera forgée par l’imagination du spectateur, notamment les plus jeunes ou les éventuels découvreurs.
Avec ses 10 minutes, ce film est l’un des plus longs de son temps, quand ses concurrents plafonnent pour l’essentiel à 2 minutes. Méliès s’était déjà frotté à cette longue durée pour L’Affaire Dreyfus (1899) et Jeanne d’Arc (1900), là encore sur deux thèmes ‘objectifs’, connus de tous – le premier en tant que film d’actualité montre que Méliès était un innovateur au-delà de sa contribution majeure, les trucages. Ce temps est employé avec succès grâce à une multitude de petites animations et interactions, ce qui n’est pas toujours le cas chez Méliès : Le Voyage dans la Lune et celui à Travers l’impossible, si brillant soient leurs dispositifs, ont tendance à grossir l’insignifiant en le remplissant avec les gesticulations des personnages. Ici Méliès a encore sa tendance à étirer et l’applique aux scènes collectives, surtout la première. Elles permettent d’afficher le grand nombre de décors peints, au raffinement naïf proche de l’Art nouveau (présent également mais modestement dans Le diable au couvent).
Enfin Méliès arrive à casser un peu de la distance propre à son cinéma, défavorable à l’impact émotionnel, due à son attachement au dispositif théâtral, qui lui-même handicape le développement fictionnel. Pour souligner le détail crucial (la tâche de sang sur la clé) de l’histoire (sans recourir aux intertitres ni se reposer sur les acquis du voyeur), Méliès a recours à un grossissement étape par étape de la clé – substitut du gros-plan, technique encore exceptionnelle (The Big Swallow la pousse à l’absurde la même année) : dans la foulée Méliès en trouvait un autre pour L’Homme à la tête en caoutchouc. Le cauchemar avec les clés dansantes permet de conforter la dimension poétique de cette apparition, balayant l’éventuelle suspicion sur la brutalité du procédé. En revanche, le jeu médiocre de la femme (pourtant interprétée par Jeanne d’Alcy, la dame vite escamotée) abaisse un peu le charme d’ensemble. De plus, l’issue est rendue confuse (avec un trop-plein de personnages et de démonstrations au monte-charge) et fait l’erreur d’excentrer ses éléments dramatiques pendant la cohue.
Note globale 73
Page IMDB + Zoga sur SC
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