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LE RUBAN BLANC **

29 Mar

2sur5  Focus sur un village protestant de l’Allemagne du Nord à la veille de la Première Guerre Mondiale. Le Ruban Blanc utilise ce contexte pour décrire « les racines de n’importe quel terrorisme », comme l’a indiqué à plusieurs reprises son auteur. Haneke se désintéresse de la représentation historique et ne croit pas à la vraisemblance des films du genre, avertissant d’emblée que la vérité sur des faits passés n’est pas au programme. Pour autant Haneke met toujours un point d’honneur à rendre ses récits les plus scrupuleusement détaillés et réalistes possibles, avec un naturalisme impeccable.

Cet opus respecte la règle. Haneke (Funny Games, Caché) met ses manies au service d’une trame politique, comme dans l’ensemble de ses œuvres. Si cette approche du politique est conceptuelle et généraliste au plus haut degré, le dévolu sur les supposées sources du fascisme semble le choix le plus évident. Or sur celui-ci et sur le nazisme en particulier, Haneke n’apporte effectivement pas d’éclairage, tandis que son point de vue pour le reste est d’une implacable unilatéralité. Finalement, si Haneke avait voulu réaliser une critique politiquement correcte de l’adversaire fasciste, il n’aurait pas fait autre chose que ce Ruban Blanc.

Il dresse avec acuité le portrait d’un vain autoritarisme, déguisement de communautés sans destin, dont les responsables conduisent seulement à la régression et répandent leur mesquinerie. Dans cet univers, pas de foi, pas d’imaginaire (collectif ou individuel), mais la morale comme argument et outil ; comme défense pour ces responsables, qui l’intègre et y trouvent un objet pour dominer et rester aveugle à leur propre intériorité, tout en ayant  »la conscience » pour eux. Le pasteur et directeur abject joue le rôle d’incarnation finale de cette mécanique malsaine. En entretenant cet espace dans la bêtise, la soumission et la douleur, ces dirigeants créent ainsi les futurs terroristes, selon Haneke.

Ainsi l’environnement, étouffant, sans zone de confort ni de joie, conditionne les futurs monstres ; et provoque les meurtres commis par les enfants, sur d’autres enfants. Cette conception est exposée et révélée subtilement, au fur et à mesure. Haneke montre la main invisible, déclare les faits objectifs ; installe et décrit ce système malsain, en laissant deviner ses motivations et structures. Les enfants tuent les mauvais éléments parmi eux car la punition et la répression sont la seule norme valable à laquelle ils aient été éduqués et finalement celle par où se trouve la maturité, en tout cas, dans ce système.

Le regard de Haneke est cohérent et raffiné, transmis de façon limpide comme toujours, mais avec à la fois une plus grande finesse et un dynamisme dialectique qui fut souvent absent. Dans la série des films concentrationnaires, Le Ruban Blanc se rapproche de Canine, toutefois dire qu’il est plus lucide et mesuré serait un euphémisme. La vision reste très agressive, proche de la démonisation et de la caricature. Dans ce village le mal règne sans nuance, mais c’est un mal direct prenant les habits d’un sens de la vertu flétri.

Tout ce qu’exprime Haneke est théoriquement recevable, mais elle est aussi idéologiquement orientée. Cette communauté repliée et pessimiste situe la source du terrorisme et accessoirement du mal dans un contexte typiquement conservateur. Les traits distinctifs des terroristes sont l’autoritarisme et la destructivité, associés à un obscurantisme nourri sur des croyances traditionnelles. En d’autres termes, dans l’œil de Haneke, la bête immonde est celle qui résiste au progrès. Ce biais contient toute la barbarie des modernistes et des visionnaires, lorsqu’ils assimilent les modes de vie qu’ils ne comprennent pas à une sorte de fantôme malveillant et retardé.

Le film en est d’autant plus carré et solide : Haneke a réalisé l’anti-Village (film de Shyamalan où la concentration est délibérée, abordée sous un angle positif et tenue in fine comme favorable) et il l’a fait avec brio. Tout comme La Haine ou V pour Vendetta sont des œuvres relativement parfaites en tant que quintessences de certaines lunettes idéologiques. Il faut donc se demander si toute aspiration à l’autarcie est équivalente à l’entretien d’un cloaque horrible. Haneke dit oui et dénie vigoureusement toute profondeur, toute intention noble aux responsables de ce village ; il décide aussi que tout y est dysfonctionnel, dégradant, stérile et laid.

Il n’a pas tort, ce genre de contextes existe. Il a raison également de faire de ces bons élèves radicalement dociles les enfants du Mal et les destructeurs du futur. Son analyse va plus loin car le film annonce la revanche des lésés, des damnés ne sachant ni concevoir leur malheur ni décider d’une alternative. Cependant il est déloyal voir paresseux quand il en fait le modèle exclusif d’une démonstration ; et qu’il lie des tendances idéologiques le dérangeant à l’identité la plus vile et bête. Pire, il fait, peut-être indirectement, l’amalgame entre l’aspiration à un certain absolutisme avec les pires tares du monde. Son cadre est similaire à celui des athées obtus n’accordant pas la moindre âme ni individualité à ceux qui cherchent Dieu.

Mais Haneke n’est pas simplement doctrinaire ou obtus, il semble surtout un homme accablant ce qui a pu exercer chez lui une tentation, une sympathie, sanctionnée par grande rectitude morale s’acharnant depuis à laver toute trace de ces inspirations inadéquates.

Note globale 54

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LA MÉLODIE DU BONHEUR +

12 Sep

« Tout va bien madame la Marquise » illustré. Avant d’être l’un des plus gros succès de l’Histoire du cinéma américain, d’une ampleur égale à celle d’Autant en emporte le vent, La Mélodie du Bonheur était une comédie musicale. Elle-même s’inspirait d’un livre, l’autobiographie de Maria Van Trapp. Tout commence lorsque Maria est envoyée par le couvent chez le capitaine Georg Ritter von Trapp. La religieuse y sera gouvernante pour ses sept enfants.

Maria se prend alors une claque. Arrivée comme une fleur, chantant sa confiance, sa joie, sa bonne volonté, la voilà confrontée à un monde sec et même, méchant ! Une discipline de fer règne ici, avec des rituels aussi ridicules que ses propres chorégraphies. Et surtout le père et les enfants sont des gens cyniques, sans rêves, un peu mesquins. Maria va changer tout cela. Elle va réagir de façon sereine et emporter tout le monde à sa cause. Elle apprend le chant aux enfants et finalement intègre la famille, chassant l’aigreur et faisant triompher l’optimisme.

En marge de tout ce combat sans violence, Maria est aussi une jeune fille plus dépendante qu’il n’y paraît. Elle a intégré certaines contraintes, n’est pas armée pour certains aspects de la vie. Robert Wise (convoqué par les producteurs en raison de sa direction de West Side Story), d’abord réticent pour réaliser ce film à cause d’un scénario mielleux, nous montre une jeune fille secrètement inhibée, fuyant la solitude et la souffrance, mais aussi sa propre nature. Cet aspect-là contraste et évidemment il sera surmonté : l’amour, individuel, lui aussi est une part de la vocation de Maria ! La prophète de l’optimisme est réparée, sa petite zone grise vaincue.

Face à cette combativité, même les nazis ne seront pas un obstacle assez fort. On l’oubliait entre-temps, mais La Mélodie du Bonheur est l’histoire d’une petite mais puissante victoire contre l’occupant nazi, avec une famille de musiciens ayant réussi à fuir l’oppression, sans taire sa mélodie. L’action se situe pendant et après l’Anchluss, où l’Allemagne hitlérienne annexe l’Autriche. Cela n’a pas suffit aux critiques de l’époque, assassines. En revanche, à l’immense succès populaire s’ajoute le triomphe aux Oscars. Les nombreuses chansons sont passées à la postérité aux USA et Julia Andrews, un an après sa performance dans Mary Poppins (1964), devient définitivement une sorte d’icône. De Mary à Maria, c’est l’héroine absolue, modèle d’exubérance chaste et sans aspérité, par laquelle arrive le triomphe sans partage du Bien et de la joie.

Car La Mélodie du Bonheur exprime à la fois un optimisme compulsif et victorieux, des valeurs bourgeoises et un déni sinon du Mal, au moins de sa capacité à l’emporter et à corrompre. Un tel programme peut laisser un peu patraque, il peut aussi frustrer car il semble s’employer à occulter toutes les parties déplaisantes du réel. En même temps, ce triomphe de la bienveillance se situe au-delà de la naiveté ou de la posture, c’est le fruit d’une attitude exaltée et mieux : subversive. Maria est une ravie de la crèche et son existence même est subversive. Elle n’agresse pas l’ordre établi ni les traditions séculaires, ni le capitalisme paisible, bien au contraire, mais elle est une arme de dissuasion massive contre les mauvaises passions, une arme pacifiste mais non moins implacable.

Note globale 72

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SALON KITTY +

24 Déc

Tenu dans le film par une réplique de Marlene Dietrich (Ingrid Thuly) un peu trash et dotée de sa morale personnelle, le Salon Kitty était un bordel de luxe prisé par l’élite nationale et les diplomates étrangers en Allemagne pendant les 30s et le début de la seconde guerre mondiale. Il a été mis sous surveillance au cours du régime nazi par la SD, le service de renseignement des SS. Tinto Brass se base sur cette anecdote de l’Histoire pour ce film outrageux, deux ans avant son Caligula et arrivant après quelques essais oubliés ou introuvables. Sans avoir l’influence des Portiers de la Nuit, Salon Kitty fait partie des pionniers de la nazisploitation, un genre typiquement 70s composé de films bis à caractère sexuel, souvent sadomasochiste et éventuellement gore.

Salon Kitty est un sommet de provocation et de burlesque ; c’est aussi une véritable comédie spirituelle, une espèce de Salo humoristique doté d’un discours très affûté sur l’exercice et la nature du pouvoir. Une abondance d’échanges intenses et assez définitifs y relève de la confrontation de philosophies morales et de consciences politiques (le conformisme et l’arrivisme déguisé ; les masques de la tradition ou de l’idéal), enlacés dans un déferlement fantasmagorique.

En effet sur plus de deux heures, Tinto Brass développe un discours sur le pouvoir très cynique. Indifférent à toute démarche procédurière ou moraliste, il inflige au nazisme (qui n’est pourtant au final qu’un prétexte, un support – le plus corrosif qui soit), plutôt qu’une dénonciation galvaudée, une double humiliation : d’abord il exhibe la médiocrité de ses lieutenants et leur antre pathétique (se ridiculisant eux-mêmes par leurs mœurs absurdes – le french cancan) ; mais aussi, l’instrumentalisation d’une foi, pour le bénéfice, avant tout, de ses chefs et de leurs seconds couteaux. La vision est plus horrible que prévu, plus triviale de surcroît : les collaborateurs aux édifices monstrueux (ici le nazisme) sont de simples parasites ; machiavéliques certes, mais plus besogneux et corrompus que visionnaires dégénérés.

Le grotesque de l’encadrement est raillé en permanence, souvent de façon insidieuse et l’inspiration de Brass semble inépuisable pour creuser le contraste entre la solennité et la grandeur des lieux, puis l’exaltation absurde de ceux qui s’y produisent. Les légionnaires sont dépassés, les officiers névrosés, les arguments dévoyés (comme la comparaison de deux cadavres, l’un avec un africain et l’autre avec une aryenne aux organes rebelles, mais néanmoins aryenne, pour attester de la hiérarchie raciale avec label scientifique à l’appui, le tout devant un parterre mixte de vertueux petits nazillons). Avec cette symphonie grand-guignole, Brass voit plus loin que le nazisme, auquel il donne le visage de l’hypocrisie la plus achevée, dans le contexte d’un accomplissement des instincts primaires exultés sous le vernis d’un ordre moral éclatant. Pour le cartoonesque Helmut Wallenberg, le nazisme lui-même n’est que le tremplin de ses ambitions et l’outil de sa « puissance » (qu’il exprime dans un monologue d’histrion mégalo).

Dynamique, le film évolue de façon imprévisible. Tout en restant linéaire, il plonge d’un contexte à un autre, isolant une particule puis revenant à une autre ou au tourbillon général (un peu comme s’il grossissait des éléments au microscope avant de dé-zoomer puis re-zoomer autre part en raccordant les niveaux). Outre les ahurissants tests de sélection sexuelle et les concours d’excellence par la soumission et la dégradation, Salon Kitty abrite également deux romances impossibles ; un sentier vers le désenchantement pour ses deux héroïnes (l’une perd son rêve fou, l’autre son antre sacrée et son prestige) ; un aperçu de la déliquescence dans la lumière crue des arcanes d’une organisation totalitaire ; puis finalement la matière d’un comédie musicale pornographique, avec un ton unique, comme si Nietzsche assumait l’humour premier degré.

Le spectateur s’attendait légitimement à une simple mise en scène de séquences voyeuristes et se trouve face à un récit beaucoup plus vaste et profond. Salon Kitty est surtout un film intelligent et explicite, au symbolisme vigoureux et transparent, dont le thème fétiche est l’emprise de la perversion sur les hommes et leur volonté d’ériger des institutions, au mépris de tous les espoirs et toutes les nobles vocations. Ce n’est pas un programme  »contestataire » pour autant : juste le film d’un terroriste théâtral, avec une pointe de mysticisme hilare.

Note globale 73

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MARATHON MAN +

17 Juil

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Comme Le Silence des Agneaux pour Jonathan Demme, Marathon Man est le chef-d’œuvre d’un réalisateur efficace mais sans style propre. En adaptant un roman de William Goldman, romancier qui deviendra un scénariste très demandé pour le cinéma, John Schlesinger a réalisé un des fleurons du thriller paranoiaque et plus généralement, un des thrillers américains les plus marquants de son époque (1976).

Si Marathon Man atteint une tension si rare, ce n’est pas tant en raison d’un grand nombre de menaces concrètes ou fantasmées qu’en vertu de son climat étrange. La construction originale pose d’emblée l’absence de repères, mais aussi l’impossible fuite. Dans Marathon Man, tout l’ordre social et humain est corrompu. De l’extérieur, tout est probablement anodin. De l’intérieur, c’est une société en délitement, croulant sous un Mal omniprésent. La réalité de fond est masquée, cela se ressent sans interruption et elle va se révéler quand nous serons affaibli. Cela n’empêche pas le film d’arborer une facette politique bancale, que ce soit dans ses parti-pris avec les archives du coureur ou dans son imagerie supposée vraisemblante avec les manifestants  »contre la pollution ».

Anxiogène, la mise en scène ne laisse aucune paix, aucune sécurité de l’esprit. Les individus semblent contaminés par cette saleté, tous fatigués ou agités, même ceux compris comme des forces malveillantes. Il n’y a aucune légèreté ni aucun enthousiasme chez personne. Toutes ces qualités rendent le film singulièrement cauchemardesque. Au sens littéral : Schlesinger nous conduit souvent à la lisière du surréalisme, en particulier lors de l’issue, avec Hezel dans le quartier juif new-yorkais. Dans le même temps, le traitement est purement pragmatique, mécanique et Schlesinger semble encombré par des ambitions théoriques qu’il ne sonde pas vraiment. Marathon Man ne parle absolument pas du monde réel et Schlesinger gagne à laisser les ambitions du thriller paranoiaque typique (dans la lignée de Les Hommes du Président et de ce qui se faisait pendant les 70s) s’échouer pour mieux s’amalgamer avec le spectacle. Les complots dopent le spectacle, leur valeur didactique est nulle.

Outre ses séquences surprenantes et l’effroi qu’il inspire, Marathon Man s’impose grâce à ses deux principaux comédiens. Hoffman est un cas particulier. Le décalage entre son statut de fiction (étudiant) et sa réalité (c’est un homme de 38 ans) pose un problème logique, mais renforce à merveille l’esthétique du film, car il dégage la vulnérabilité d’un enfant précipité dans la gueule du loup. Le plus impressionnant est Laurence Olivier, l’acteur shakeasperien incarnant une des figures du Mal pur les plus saturées et précises que le cinéma ait fourni. Homme d’affaires névrosé, médecin sadique et ancien nazi, il porte un lourd CV, mais c’est encore sans compter sur son allure de bourreau policé et ses démonstrations implacables, dont la séance « Is it safe ».

Note globale 80

 

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49e PARALLÈLE =+

27 Juin

En 1940 le Royaume-Uni est menacé par l’expansionnisme nazi. Le gouvernement de Churchill mobilise les forces défensives et adresse des instructions à la population britannique. Le cinéma aussi est mis à contribution. En octobre 1941, un mois avant Pearl Harbor (qui entraînera l’entrée en guerre des USA), sort le film 49th parallele, film de propagande anti-nazi (plutôt pédagogique, avec des allemands parlant anglais comme leurs hôtes). La réalisation a été confiée à Michael Powell, dont la carrière est en plein essor depuis quelques années grâce à sa conversion aux films de genre : guerre et espionnage. Powell deviendra par la suite un des réalisateurs britanniques les plus marquants et flamboyants, grâce à des films très ambitieux sur la forme et parfois sulfureux, comme Une question de vie ou de mort, Les Chaussons Rouges ou Le Narcisse Noir.

49th parallel se déroule en 1940, un an après l’invasion de la Pologne et alors que les Canadiens (auxquels le film est officiellement dédié, dans le générique d’ouverture) se sont engagés (le Canada déclare la guerre le 10 septembre 1939, sept jours après l’engagement de la France et de la Grande-Bretagne). Il suit six soldats allemands traversant le Canada, traqués par les autorités. Survivants du bombardement de leur sous-marin, ils cherchent à rejoindre les États-Unis, territoire encore neutre. ‘L’effort de guerre’ [auquel contribue 49th parallel] consiste à invoquer l’engagement des voisins américains, en plus de porter des coups à la philosophie (ou du moins aux aspirations) nazies. Le film de Powell et Pressburger le fait avec génie et est une merveille de propagande douce, malgré (ou simplement : avec) sa franchise (et son inévitable lourdeur). C’est un film de propagande avec de la politique à chaque réplique ; un film de guerre sans la guerre, mais avec ses troupes (des groupes actifs ou appelés à le devenir).

Nous sommes loin des champs de bataille et le plus souvent, loin des zones urbaines, des fortes concentrations de population et de la modernité. Ce groupe ressemble à une cellule de dissidents (secte/terroriste/espions) portée par idéologie nazie, dont le bon sens est mis à l’épreuve sur le terrain. Dans un premier temps ils sont dépeints comme des soldats zélés et propres sur eux, mais pas des sauvages. Malgré une recrue trop nerveuse, ils sont globalement calmes et toujours dévoués, leur violence est canalisée, tout au plus sont-ils parfois sourcilleux et constamment enclins à la colère. Progressivement leur destructivité éclate, leurs manières bestiales s’affirment. Les allemands passeront principalement par trois lieux : le repère des chasseurs-trappeurs d’abord, la ferme des chrétiens allemands ensuite, le campement chez les indiens enfin. Chacune de ces étapes renvoie au cosmopolitisme et au pacifisme, vécus concrètement et par choix par les canadiens (aux ancêtres venus d’Europe depuis le XVIe) ou des européens plus fraîchement débarqués (en fuite ou en escapade). Notons toutefois que ces migrants blancs s’installent parmi des peuples sans s’y confondre : les chasseurs avec les eskimos au début, puis Mr Scott avec les indiens sous son tipi, cohabitent mais leur laissent leur mode de vie. Ils gardent auprès d’eux le confort et les divertissements conçus par les européens – qu’ils sont par leur culture et leurs idéaux.

L’immense complaisance dont fait preuve le film assure son éclat tout en étant son inévitable et plus grand défaut. Le camp des bons, c’est-à-dire des non-nazis, est constitué quasi exclusivement de semi-anars gentils, individualistes mondains et collectivistes décontractés. La communauté Hutterite (cousins souriants des Amish), qui réalise dans un contexte rural et modeste une espèce de socialisme utopique, est présentée comme un parfait havre de paix et de tolérance ; c’est peut-être bien vrai pour ce cas précis, mais le film est hypocrite car il fait comme si l’autoritarisme, la bigoterie dégénérée, la violence, étant inconnues chez les nords-américains. Le regard humaniste se nourrit moins de raffinements sur le fond que de l’intelligence sur la forme. 49th parallel sait éviter la généralisation côté nazi au cas par cas et d’aller graduellement dans la mise en exergue du mal. Les caractères sont esquissés, les acteurs efficaces et intenses portent des carcasses motivées (Vogel est plus charitable et équitable ; les autres sont bien vivants mais sans atouts transparents), parfois potentiellement touchantes si la crispation n’entravait pas l’expansion des émotions positives (chez eux comme chez le spectateur).

Le film ne les présente pas comme des pions abstraits, leur laisse une épaisseur a-priori (sans qu’elle soit sondée d’ailleurs – l’uniforme justifiant cette démission, qui est aussi la leur). Au contraire, les coups portés au niveau idéologique et politique sont catégoriques. La nature pacifique et harmonieuse de la communauté Huttite sert de contraste au démon nazi : la rupture avec les inclinaisons égoïstes et mesquines de la nature humaine est confondue avec le rejet des racines allemandes. Le discours de Peter (Anton Walbrook), ‘centre’ du film (à la 66e minute), oppose un universalisme heureux où chacun serait inclus à un perfectionnisme nauséeux et dévoyé dont le nazisme et finalement l’identité germanique serait l’incarnation la plus brûlante (« notre germanité est morte », c’est « dur pour les anciens, une bénédiction pour les jeunes » car ici règnent liberté, solidarité et tolérance – et un ordre moral sur lequel on ne s’étend pas). Les nazis deviennent les boucs-émissaires des bataillons de l’inclusion : « Nous haïssons le mal qui envahit le monde (…) nous ne sommes pas vos frères. »

Le nazisme est dépeint comme un cancer, annihilant tout ce qui est « sain en ce monde », etc. Malgré la subtilité dans l’expression, cette vision est la caricature du portrait de l’ennemi viscéral, auquel les attributs les plus sombres ou agressifs de l’Humanité sont attribués. Cette vision est donc plus morale que politique. Cette représentation des nazis est d’ailleurs celle qui est taillée chez les occidentaux après la seconde guerre mondiale et jusqu’à aujourd’hui : en gros, voilà des brutes nihilistes ayant abusé de Nietzsche (pas cité ici), se sont sûrement stimulées en douce sur Baudelaire, mais ne suivent la voie du Néant que pour jouer les bourreaux, abominant et refusant pour eux toute faiblesse, toute tendresse. Cette représentation est cependant bien défendue en surface et ces nazis s’ils sont montrés comme rigides et hostiles (et foncièrement paranoïaques, avec une conviction d’être enviés et secrètement admirés -en tant qu’aryens accomplis- par le reste du monde), n’en demeurent pas moins des hommes, non des créatures fantasques. Le film montre leur censure des formes d’expression incontrôlées et la phobie de tout assoupissement : ainsi ces militaires pourchassent la faiblesse, comme le feraient leurs homologues normaux ; mais surtout ils bannissent la légèreté de l’esprit, les distractions de tout ordre, le moindre oubli à l’honneur et à l’affirmation de puissance. Toute espèce d’évasion (thème sur lequel le philosophe Levinas a disserté par la suite) est perçue comme une déliquescence (et par extension comme une menace, mais ensuite seulement) : par conséquent leur réflexe est dans la purge.

Purge des créations et des êtres : la partie du film avec Scott est la plus significative. Les deux nazis lui font payer ses provocations inconscientes (il ridiculisait Hitler face à ses deux invités égarés dans les bois) et son slogan « La guerre est accidentelle mais l’art est éternel » : ils brûlent les exemplaires de Mann (en se félicitant que le Reich l’ait chassé) et des œuvres de Picasso, font leur démonstration d’anti-intellectualisme. Scott le dandy éclairé garde son calme (sans lever le ton, garde la tête haute malgré la pression), se voit comme un gardien de la raison face à des gamins bestiaux. Après s’être moqué des ‘surhommes’ (savourant avec un pédantisme obtus la ‘défaite’ d’« un surhomme en armes contre un démocrate décadent et désarmé »), il laisse fuir le Lieutenant et son valet en prédisant que leur situation sera instrumentalisée par les nazis (mode : ‘laissons courir l’adversaire au lieu d’en faire un martyr’) – donc le sens du juste sera retourné, dans l’idée du film. Aussitôt vient la confirmation, avec les dépêches des communicants nazis : deux héros seuls face aux millions de décadents canadiens. Enfin 49th parallel souligne l’absence de compassion des nazis et également leur irréligion, en tout cas leur hostilité au christianisme ou à ses ramifications (les nazis sont heurtés par le peu d’égards pour la hiérarchie, la punition, au sein de la communauté présidée par Peter/Walbrook – ce sont en effet d’ultimes ravis de la crèche) ; leur axe de transcendance est ailleurs, il est défini par les incantations du Fuhrer ; c’est la race et son rayonnement.

La contrainte peut être favorable à la création, en générant discipline et motivation, à cause de frontières claires et d’obstacles à contourner. Être mis en position de défenseur est sûrement la forme la plus inspirante de contrainte. La mission donne de l’allant, de la confiance ; grâce à l’unité du propos, on pointe clairement ses buts et absorbe tout à son service. Avec la liberté dans l’invention et tout son talent à jeter dans l’exécution, on optimise les chances d’obtenir un résultat intense, de faire entendre un message – dans le moindre des cas, si jamais tout dérape ou que les ressources sont ridicules, il restera probablement une capacité à interpeller. Cette résolution peut être discutable, mais elle a des vertus : l’énergie. 49th parallel jouit de cette combinaison optimale et en porte les fruits : son efficacité et sa lumière permettent d’accepter son emphase d’une folie presque enfantine envers les canadiens (et la mauvaise foi de certaines postures) ; au lieu d’occulter cette part de candeur (et de parti-pris ‘ultra’ – même si charitables), ici on la magnifie. 49th parallel pourrait donc être un ‘modèle’ de propagande, mais sa trop grande part de subjectivité empêche la copie et l’emprunte voyante d’un style (voire quelques manières délurées) gênent carrément une telle vocation – pour une propagande dominée par le sérieux et l’urgence en tout cas. C’est plutôt une réussite unique, s’appuyant sur sa prostitution de fond pour se donner un cadre.

De plus 49th parallel mime l’ambiguïté avec génie, en répandant plusieurs feintes d’auto-critique ou du moins de distance à son propos. L’ultime séquence, dans le train avec le leader du groupe nazi, est éloquente en ce sens. Confronté au nazi planqué dans le ‘boxcar’ pour assurer sa fuite, un soldat déserteur (Brock, par Raymond Massey) se trouve en position de défenseur du camp du Bien (et des Alliés, groupe à muscler et élargir) contre celui de la bête immonde. C’est l’occasion d’un nouveau laïus à la gloire de la démocratie, sur une tonalité très populaire maintenant : ici on peut gueuler, se faire entendre et négocier, puis si ça échoue, au moins peut-on claquer la porte ou se taper dessus pacifiquement, c’est-à-dire de façon détournée. Petit resquilleur comme lui, il jubile en s’arrogeant le droit, après avoir forcé l’assentiment du contrôleur, de régler son compte au nazillon : il va le punir physiquement et le film s’achève là-dessus. Soulagement : les six nazis sont donc morts (ou laminés) ; soulagement embarrassé cependant. La satisfaction d’être venu à bout des méchants est gênée par des signes de confusion. Cette victoire a un côté sombre, la part de bête immonde rôde au mépris de toutes les frontières : prenons farde de ne pas nous faire corrompre aussi. Ne nous avilissons pas : voyez, c’est un vulgaire homme de main qui s’en charge, son allure est un peu trop exaltée et vicieuse pour célébrer impunément le triomphe sur la barbarie. La duplicité des humains et la gestion de la partie poisseuse, refoulée, des désirs criards et/ou absolutistes, sera au cœur de l’œuvre de Powell. Des tensions de cet ordre justifient des réalisations ultérieures comme Les Chaussons Rouges où la corruption et la beauté sont embrassées, Le Narcisse Noir où la transcendance et les flatteries matérielles tâchent de s’arranger ; Le Voyeur en 1960 sera un point culminant, où la préservation des ‘bonnes’ apparences vole en éclat.

Après ce film, Powell et Pressburger fonderont leur société, The Archers Films Production. Ils avaient alors déjà collaboré pour L’espion noir (1938) et Contraband (1940). Pressburger allait devenir le commis en chef de Powell jusque dans les années 1950. L’originalité du scénario, signé Pressburger, justifiera artistiquement l’Oscar attribué au film, pour des raisons évidemment politiques. Au-delà de ces considérations, 49th parallel pourra s’apprécier comme un excellent divertissement grâce aux péripéties fantaisistes de ses salauds itinérants. Le tournage en décors naturel et l’abondance de dialogues vifs (et ‘lourds’ de sens) gâtent le spectateur. Le film verse de façon irrégulière dans la comédie, avec un pic lors de l’oubli de carburant [pour l’avion], seul moment où les nazis sont présentés comme des bouffons irresponsables (quoique les jeunes recrues soient moins dégourdies, leurs offensives trop sanguines, ce qui participe à la ‘douceur’ du début du film où les nazis ont encore des airs de charlots patibulaires). L’efficacité du récit tient aussi au montage de David Lean (également à l’œuvre sur Pygmalion en 1938) : en effet ce fut son poste de 1938 à 1942, le premier où il joua un rôle crucial dans la conception d’un film, avant de devenir un champion du Top 100 BFI, comme réalisateur des grandes fresques Lawrence d’Arabie, Le pont de la rivière Kwai et Docteur Jivago.

Note globale 68

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Scénario & Écriture (4), Casting/Personnages (4), Dialogues (4), Son/Musique-BO (3), Esthétique/Mise en scène (4), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (4), Ambition (5), Audace (4), Discours/Morale (3), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (-)

Note arrondie de 69 à 68 suite à la mise à jour générale des notes.

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