Tag Archives: drame psychologique

HELEN =-

21 Mar

Helen

Ce film avec Ashley Judd dans le rôle principal n’a pas trouvé un grand écho. Il arrive à amener à lui quelques curieux grâce à son sujet, somme toute peu traité au cinéma : la dépression. Sandra Nettelbeck et son équipe exposent les symptômes, tout en restant dans l’observation. Pas de voyage intérieur ni d’épaisseur psychologique, les informations sur Helen et les aperçus de son psychisme manquent. L’approche est empirique, triste sans devenir repoussante. La mise en scène et la photo sont adaptées : douces, feutrées, moroses.

À défaut de faire sentir son personnage, Helen est une démonstration limpide, établissant avec probité les effets d’une vraie dépression. La mise en porte-à-faux avec les proches et les obligations sociales, la solitude profonde, l’incompréhension à laquelle elle se heurte. L’absence d’individualité d’Helen rend la séance assez aride, mais consacre l’intransigeance du parti-pris : peu importe comment cette femme en est arrivée là, l’essentiel est sa pathologie qu’elle vit de façon exemplaire. Or en écartant au maximum la subjectivité sur son sujet, ce programme ne se prive pas seulement de ‘chair’, il reste au stade du compte-rendu.

Le parcours d’Helen peut certes affecter, mais son malaise se présente sans identité, sans âme. Helen en tant que telle n’existe pas, seul le résultat de ses tourments et de son expérience de la vacuité est communiqué. Helen n’a pas de raison ni de destination ; à l’hôpital on est enclin à en faire un légume ; après tout, elle n’a pas d’autres projets et elle en prenait le chemin toute seule. Comme le personnel hospitalier ou Helen elle-même, le film ne sait pas maîtriser son objet ni lui trouver du sens. Imiter le dessèchement ne permet pas de le pénétrer ou de mieux le comprendre ; cela en donne une image, probablement un aperçu fiable de la dépression, dont on expérimente l’ineptie, depuis un point de vue qui pourrait être celui de n’importe quel proche d’Helen.

Note globale 51

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PROFESSION REPORTER =+

23 Juin

profession reporter

Le titre français « profession reporter » désigne surtout la première moitié du film et pas nécessairement son thème principal. Il annonce Nicholson en reporter (faux espion dans un costume de mort bientôt) sans laisser deviner la nature de sa balade : une échappée philosophique dans une réalité en ‘surimpression’. La justification rationnelle de The Passenger feint à peine une démarche qui, véritablement épanouie, donnerait Salvador d’Oliver Stone pénétré par Hitchcock. L’usurpation d’identité de David Locke (Nicholson) lui donne accès à une liberté immense mais très vite aliénante ; bien sûr il faut tenir le mensonge, mais il faut aussi se débattre avec l’absurde alors qu’on est sur les sentiers de la perdition.

The Passenger (1975) fait largement écho au souvenir de Blow-Up (1966), autre film d’Antonioni qui a alimenté les vocations de cinéastes illustres. Certaines séquences sont très ressemblantes (en voiture ou autour des hôtels), surtout dans la deuxième heure. Cette période flottante est marquée par une relation soutenue, mais néanmoins stérile et sans grande intensité, avec une jeune femme apparemment censée se divertir, comme dans une année sabbatique par devoir ou en attente (Maria Schneider, sortant de l’expérience douloureuse du Dernier Tango à Paris d’un autre cinéaste italien important, Bertolucci). Le spectacle atteint parfois un degré d’abstraction extrême, relié à une trame de plus en plus rachitique ; la pièce est impossible à jouer car les protagonistes sont dans le déni et leur réalité en dépression.

Cette désintégration triomphante est une constante avec Antonioni : tout fout le camp même si tout continue. Le faux reporter se noie dans sa fausse vie et disparaît graduellement. Le sujet supposé se situer au centre du film semble toujours chercher à s’en évader ; Locke/Nicholson est un prisonnier fuyant. Du coup, la caméra s’intéresse à ce qui se produit autour de lui, même lorsque c’est anodin quand lui vit un événement fort (voir meurt). C’est un fantôme dans la fiction et pour le film, un héros planqué à la place du figurant ; comme il n’arrive pas à l’occuper, l’action elle-même le démentant, il s’étiole sous nos yeux. Il se cherche, se cache ; il se vide en fait sans trouver de nouvelles formes adéquates. Sortir de son identité devrait lui permettre des ouvertures, mais il n’a plus accès qu’au superflu, partout, tout le temps. Il n’est plus ni acteur ni habitant ; il arpente seul le Styx et repousse le moment où il faudra couler quelque part pour mettre fin à sa fugue sans issue.

Antonioni poursuit sa réflexion engagée sur Blow Up, de manière encore plus éthérée, sans langage crypté désormais, accompagnant son cobaye dans le désert avec aplomb et en assumant le détachement dont lui est la victime. Dans les deux films il est question de l’impossibilité, pour un artiste ou un journaliste spécifiquement, d’atteindre l’objectivité ; mieux, de représenter la réalité conformément et même de la lire avec objectivité. Celui qui manipule le moindre objet du réel est dans l’erreur : grâce à son imposture, le reporter l’expérimente mais ne peut, par définition, l’analyser ni le maîtriser. Sa frustration de passager incapable de rationnalité est identifiée et décuplée. À cette faillibilité humaine, s’ajoute celle de l’aventure : vaine pour l’individu (un pas de chaque côté et c’est la régression, l’immobilisme et c’est le rappel au néant) comme pour tout système humain (produit imparfait et gratification empoisonnée).

Le sentiment général n’est pas tout à fait mélancolique, ou ne se livre pas comme tel : c’est plutôt une fatigue de l’ego, une impuissance à exister une fois qu’on a pris son indépendance en saturant ce qui faisait sa vie. David Locke devrait maintenant abandonner la société mais il reste son otage alors que tout y a perdu son sens. Dommage, il n’avait rien à gagner en allant ainsi avec des courants artificiels encore plus las que lui.

Note globale 66

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Suggestions… The Constant Gardener + Tristana + Les Faussaires + The Burrowers + Guinea Pig saga

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PERSONA ***

27 Nov

3sur5  Bergman s’est livré à une thérapie originale ; pour le spectateur, c’est une escale dans une sorte d’îlot maladif, pour le réalisateur sans doute, la voie d’accès à ses secrets. Malheureusement Persona est ravagé par ce qu’il sonde – une dépression identitaire dont n’émergent que des faux reliefs et un inexorable rebond malheureux. Ce qui limite ce film est cette volonté d’embrasser des camps distincts sans nourrir profondément et profusément la cause d’aucun (Elisabet est-elle, peut-elle, doit-elle, être une personne forte ?). Il exprime la nostalgie et in fine le vœu de dépassement d’un état de prostration – mondain, mental, physique. Tout ce qui s’autorise alors est une illustration, plutôt splendide et troublante si on s’y laisse prendre, reposant sur des motifs et des principes toujours abstraits – avec de rares bouts de concret prenant des proportions exagérées et exclusives.

Pourquoi ne pas étayer concernant ce probable nœud masochiste ? La majeure partie du crédit accordé à Persona vient du succès de ses étrangetés formelles, qui en font un ancêtre, après Bunuel (Chien andalou, Age d’or), des films et clips surfant sur des images apparemment échappées de l’inconscient au lieu de raconter simplement ; cependant ces effets semblent un peu gratuits. Ces penchants surréalistes, vidéos hors-sujets et déraillements de la pellicule n’expriment pas une volonté de flouer. Ils font sentir une habileté et une invention palpable, incitants à la curiosité. Mais ils sont des gratifications, des bonus, se posant au mieux en éventuelles explications cryptiques. En affichant des motifs personnels, Bergman amalgame de pures fantaisies avec le développement plus objectif et au fond limpide du programme ‘psychologique’ (inspiré des notions signées Jung) – l’exposition a pris le pas sur la définition et même sur la psychologie.

L’essentiel repose sur l’infirmière, absorbée par ce monde de décroissance totale ou de morgue déguisée ; ses émotions et ses mots sont forts (dès qu’elle quitte son corset de professionnelle soumise [sa ‘persona’ basique, de papier], dans le cadre de la clinique), meublent un programme abonné à l’échec. Alma ne se heurte plus à rien, ou si peu – elle est au stade où les moindres petites secousses pourraient prendre sens (comme chez Lynch [Eraserhead] où la fantasmagorie et le trivial sont conjoints), sauf si on en est dans une [‘non’]-humeur à les ignorer car usé par ce sens. Bien sûr Persona est inconfortable, mais il n’est pas frustrant qu’à cause de son génie, il l’est aussi par sa démonstration à la fois vernie et aseptisée d’une désintégration (et aussi d’une reprise de soi, ce qui est un comble). Il est céleste mais en restant à la fois fleuri et dégarni, universel en étant personnel et d’une économie inutile, comme si elle était fin en soi, avec les schémas psychologiques comme vérités révélées.

Ce que dit la doctoresse au début suffi[sai]t : elle est d’une précision remarquable à propos de l’apathie défensive, de ce qui se rapproche de ces ‘schizophrénies’ plus ou moins volontaires ou conscientes. Tout le reste revient à se plier à ce mensonge (mais la dérive feint de s’assumer tout en protégeant ce mensonge et cette aventure, les emballant dans un paquet propret – même tragique il est émoussé). Alma a été foudroyée : tout ce qu’on fait ‘dans le monde’, voir déjà rien qu’auprès de lui, est devenu aberrant à son âme. Cette dernière fait alors le choix de l’impuissance active. Puis Alma ne peut s’approcher de la vie plus que pour geindre, s’effacer, ou bien entraîner dans son impuissance. C’est un puits sans fond. Sa résignation propre à tous les humains qui ont été au bout, ou se font surprendre par des éclairs de lucidité ou d’absurdisme mesquins, semble en être une de confort – et ce confort est responsable de l’absence de contreparties, mêmes de forces toxiques créatrices ; la crainte et la panique viendront nuancer sa fatigue et l’accabler encore. Elle s’est perdue pour de bonnes raisons mais n’a pas pris le temps ni l’énergie pour les muscler.

Sa rébellion est stérile. D’après ce que le film indique (mais qu’il ne prescrit pas – car il n’ose se le permettre ?), il lui faudrait soit retourner vers les emprunts sociaux, soit s’engager ; opter pour l’abandon donc, un abandon dans l’action, un don de soi manifeste. Ou bien il faut creuser ce recul – mais Elisabet n’est plus habitée que par ce mur, son recul, sans être vide, est une négativité et non le résultat d’une positivité qui ne trouverait pas d’autre refuge ou méthode. Si elle n’est plus une égarée en détresse, sa manie de faire peser ce recul sur les autres devient ignoble, car ce recul lui-même est faux. C’est juste un lâcher prise radical, du genre à vous ramener au pré-natal. Le film est ambigu à ce sujet. La persona d’Elisabet est abattue, son anima, force vitale, inconsciente, ne formant pas d’objectifs, est sinon en ascension au moins en train de se libérer dans sa conscience ; mais elle ne fait qu’en rajouter dans l’impuissance. L’anima est finalement censurée, ou bien son contenu a été évacué (et la réalisation vient anesthésier puis sublimer). Bergman et Elisabet cassent le véhicule comme on casse le thermomètre pour régler une maladie – Elisabet quitte son masque mais pour épuiser ses ressources (ce qu’elle inflige à Alma), Bergman peut-être abandonne sa dérive mais en y revenant pour la transfigurer, soit il admet que c’était d’abord une fantaisie vide, une facilité, soit il imite des profondeurs qu’en même temps il ne veut que nommer, auxquelles il ôte tout matériel, toute vibration sincère. Alors il meuble cette contemplation, qu’il ne veut pas livrer pour ce qu’elle est, dans ce qu’elle a de pathétique – en tire une sorte de [plate-forme à] catharsis, potentiellement très efficace.

S’il faut un modèle de descente en soi dégénérée, ce concourant et Seul contre tous sont chacun à deux pôles extrêmes ; celui (vulgaire) de Noé est direct, agile, même s’il y a un crapaud immonde à la surface comme sous le crâne. Bergman s’assigne une tache plus difficile car son sujet n’est plus dans le temps des démonstrations ou du bouillonnement intérieur avec participation volontaire ; mais à généraliser la souffrance et l’expérience de son cas, à force d’en nier les spécificités ou les ramener à des détails ‘clés’ étanches, il se fait complice de cette patiente, pose un mur au spectateur en l’incitant à dialoguer avec quelque chose qui se fait fort d’avoir fait le tour de sa chapelle et n’avoir plus rien à répondre (l’absence de particularismes et l’aspect cryptique des confessions laissant intacts les objets du film – il ne nous communique pas leur nature, sauf par des impressions dont on ne sait trop si elles sont littérales, fantasmées, allégoriques – à bon escient pour les sentiments même si c’est aussi appauvrissant). Il reste alors à ressentir, en communion avec les deux femmes du film (le transfert rend la blonde sympathique), des états comparables, en passant peut-être par la mémoire, sinon par l’intime ou les connaissances – ou à se laisser gagner par le dédain, la peur, l’hostilité ou le scepticisme concernant ce plongeon dans un monde englouti verrouillé – ce petit manège secrètement répugnant et complètement débile, près de la mer. Il serait donc étrange que peu de gens lui résistent ou s’en détachent – les éloges couvrant Persona sont légitimes, mais l’expression d’un dégoût ou d’un agacement à son égard devraient se faire entendre aussi (en-dehors de la fermeture au caractère expérimental ou austère d’un film).

Note globale 66

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Suggestions… Mulholland Drive + En présence d’un clown + A travers le miroir + Le Silence

Scénario/Écriture (6), Casting/Personnages (7), Dialogues (7), Son/Musique-BO (-), Esthétique/Mise en scène (7), Visuel/Photo-technique (9), Originalité (8), Ambition (9), Audace (8), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (7), Pertinence/Cohérence (7)

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Les +

  • photo, qualités plastiques
  • aspect expérimental, audacieux
  • illustration de concepts psychologique – pas pré-mâché mais accessible pour qui s’informe, le tire suggérant où chercher

Mixte

  • psychologie en mode art-déco/ exposition d’art
  • sublime plutôt qu’explorer, y compris les rares bouts de concret voire de trivialité (anecdote grasse confiée au lit)

Les –

  • faible substance derrière les généralités et les représentations mystérieuses
  • centré sur une femme à la résistance dont on ne sait rien

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LA PROCHAINE FOIS JE VISERAI LE CŒUR ++

17 Août

CANET 2

Ce troisième film d’un ancien critique des Cahiers du Cinéma s’inspire de faits réels. En 1978, l’Oise a été le théâtre des crimes d’Alain Lamare, gendarme blessant et tuant plusieurs jeunes femmes. L’affaire débouche sur un non-lieu en 1983, Lamare étant déclaré irresponsable car atteint d’héboïdophrénie, une forme de schizophrénie à expression psychopathique, avec une période d’agressions antisociales. Cette spécificité n’est pas citée dans les panneaux d’introduction et de fermeture du film. Il y est indiqué que les auteurs ont préféré se guider et remplir les zones d’ombres par « leur imagination ». Pas de compte-rendu documentaire donc, mais une libre-interprétation ; les lettres, témoignages et événements rapportés par le livre Un assassin au-dessus de tout soupçon du journaliste Stefanovitch ne sont repris que dans la mesure où ils alimentent le portrait (humain et spatial) dressé par Cédric Anger et Thomas Klotz. La femme du portrait, dont l’image ouvre et clôt le film, est probablement l’amour d’adolescent décédé précocément (anecdote rapportée par une lettre qui a interpellé Canet, qu’il a lue à des journalistes lors de la promotion).

Une vision forte s’exprime, dont le langage exclut suspense factice et explications besogneuses, où l’acteur occupe une place considérable. Ici c’est Guillaume Canet, parfait, comme il l’était déjà quasiment dans les rôles les plus complexes ou décalés de sa carrière (dans Barracuda ou Jeux d’enfants). Le point de vue est interne, le spectateur avance aux côtés du tueur et gendarme, amené à enquêter sur sa propre affaire. L’empathie froide de la mise en scène décuple son intelligence. Alain/Canet est d’abord présenté comme un réformateur détraqué. Il mène l’enquête [dont il est le ‘héros’] avec cette vibrante envie de conclure qu’il garde en toutes circonstances, s’oppose à ceux qui ne prennent pas leur tâche au sérieux. Ses premières paroles, en réponse à des collègues bêtes et négligents, expriment son besoin d’ordre, de traduction dans le monde concret de principes abstraits ; les flux continus exerçant leur emprise sur la réalité sont immatures, celle-ci est dévoyée tant que des lois ne viennent pas cristalliser son essence.

Cette raideur s’applique à lui-même en premier lieu ; il se punit continuellement, se répugne pour ses attirances. Un effet plus pervers encore le pousse à se figer dans ses rôles, par devoir autant que par besoin là encore : « je suis un tueur » donc je tue, comme je suis un gendarme ; être, c’est être une mission, une fonction. Il se discipline car il ne doit ni se compromettre (afficher sa nature et ses projets) ni craquer (il serait alors puni à son tour, par des bourreaux injustes – et si gauches) : il est sous la menace, d’autant plus qu’il ressent le manque de vertu de cette réalité dans laquelle il doit être et qu’il a l’instinct (mauvais) de corriger, lui, l’irréprochable excentrique se sachant submergé et défaillant. Ses élans destructeurs omniprésents sont canalisés, encadrés, circonscrits dans des zones défouloirs, qui sont de gigantesques capharnaum, sombres et infects. Ainsi il cède à ses passions, pire à ses besoins ; c’est la séquence Paulina, passage soulignant explicitement l’ascendant de la chronique psychique sur la compilation des faits. Il cède aussi aux appels de la petite Sophie (Ana Girardot) ; quoiqu’il l’apprécie presque par principe (et instinct, mais c’est pareil), elle pourrait trouver une place honorable et rafraichissante dans son existence, y apporter une zone de quiétude.

Il est direct, simple, sans tact, dans un premier degré perpétuel tout en ayant un humour vif et lapidaire, un peu désolé. Souvent au contraire, il simule une certaine familiarité, incorporant pour de faux et surtout pour mieux les tenir à un niveau raisonnable la vulgarité et l’amour du trivial de ses camarades gendarmes. Il sait à quel point tout ça est déséquilibré et mauvais ; comme lui-même. Il ne voit que ça et veut le résoudre ; il le voit parce qu’il réprime sans relâche ses propres élans, les diabolise et pourfend ceux des autres. Et dans cet univers de zombies joyeux et paresseux, il n’a ni soutien ni relais. Il ne partage son monde avec personne – les autres y sont insensibles, comme ils le sont à cette harmonie impitoyable qu’il admire et aime retrouver lors d’escapades nocturnes dans la Nature. Lorsque son supérieur hiérarchique lui lâche « tu es la honte de la gendarmerie », l’assertion peut sembler ridicule ; elle est dérisoire face à la situation. Sauf qu’elle exprime à quel point rejoindre la réalité des autres était une cause perdue. D’ailleurs il l’a deviné tout comme il préméditait son arrestation (se trahissant délibérément à l’occasion) et lassé de cet univers lâche et sans opportunités pour son sens moral ou ses facultés, il espérait s’évader – c’est l’affectation à l’étranger, dont le refus tombe en ouverture. Cet élan souligne l’implosion imminente : cette non-vie n’est plus possible, il faut trouver un ailleurs où rien n’est à corriger, où on est pas un monstre, un ailleurs radieux où il est permis de vouloir, de construire et peut-être même, de se libérer.

La prochaine fois n’est pas un polar réaliste, c’est une immersion franche, sans mystères, épousant la subjectivité de son hôte et calquant son style là-dessus. Il en résulte une pénétration absolue, psychique, nullement sensationnelle (les hallucinations de Canet/Alain ne sont pas ‘psychédéliques’), d’une précision déconcertante, se passant de mots ou de psychologie démonstrative. L’excellence de l’écriture, de la description des rapports et des atmosphères, ajoute à la pertinence du portrait, poumon de ce film et non prétexte orphelin. Cédric Anger (scénariste du Petit Lieutenant de Beauvois) organise un plongeon dans une perspective sèche et remplie de dégoût, écartant les gardes-fous ou les répits. Il ne permet aucun soulagement, colle le spectateur au vécu sinistre d’Alain. Dans son existence glacée jonchent quelques repères ; parmi eux, la gendarmerie. Même là il est souvent accablé. Pour le reste, il fréquente le monde extérieur en fonction de son travail ou de ses quelques pérégrinations, avec ou sans dessein meurtrier. Sa vie personnelle, dans ces zones rurales (une « France profonde » et grise), est un désert ; un oasis sombre au milieu d’un horizon inerte, désuet et presque poisseux, où le calme, l’inertie et la médiocrité se confondent.

Cette désolation [intime] est presque un soulagement. Alain/Canet tient à distance ces sensations dérangeantes, ce trop-plein de stimulations infamantes. Exposé, il s’en coupe naturellement, exerçant un contrôle inlassable sur lui-même, se rendant imperméable ; être un contenu lisse, anesthésiant et domptant son contenu empoisonné. En même temps, il manque d’objets sur quoi s’investir ; alors il emploie son énergie à se damner un peu plus. Il est toujours braqué sur la ‘perfection’ et sa méthode : le grand nettoyage. En quête de pureté, il consent à des efforts démesurés pour atteindre la plénitude, en se réprimant, confrontant la vacuité. Prisonnier, il lui faut avoir la maîtrise de sa cage, l’entretenir et la chérir. La notion de « purge » revient souvent, sous de multiples aspects : il appelle Sophie la nuit après qu’ils se soient engagés de manière décisive l’un envers l’autre, pour savoir si elle a été « infectée » ; il met à l’épreuve son jeune frère, se réjouit de le voir « payer » de sa personne ; car chaque être a une dette et seuls les châtiments l’en allège. Un pourrissement, une déflagration  »miteuse » est à l’oeuvre ; si lui est fermé à ce monde, ce dernier est impassible face à ces processus stériles. Et si lui se souille trop, il sera fondu dans la réalité ; son tribunal intérieur, sec et assassin, le protège de cet abandon. Tout et tous sont sans recul, sans autonomie, emportés par le déluge, enlacés par la laideur et l’avilissement ; lui s’en préserve.

Par conséquent c’est un étranger, mais un étranger néanmoins impliqué. Son adaptation est poussive ; il n’est pas inerte ou immobile, masque le décalage au travers d’une activité froide continue et sans grand relief, se gardant d’initiatives visibles comme il fait barrage à sa spontanéité. De la même façon, ses démons le gardent animé au-delà de ce que provoquerait une émotivité véritable. Son nettoyage fonctionne, il s’est vidé lui-même, a retiré le maximum de pensées, de mouvements, de frémissements internes, pour devenir un homme plus net et droit, capable de fonctionner dans ce monde corrompu. De cette manière il fige plus encore son énergie interne, étouffe sa fureur, les enferment dans un espace étriqué ; au lieu de s’éteindre, il restreint plutôt le champ de ses ressentis. En renonçant définitivement à tout confort, en étant incapable de suspendre ce flot même épuré, il se fatigue. Il s’évite les tortures mouvantes, connaît un semblant de détachement, mais il est toujours en lutte ; tout en ayant évacuées les réserves et la capacité à se renouveler qui auraient pu y faire face, en estompant les injonctions et les cris de son âme malade. Au contraire il veut en découdre et, avec le même sens du devoir et de la justice, s’applique dans son entreprise, bien qu’elle lui coûte tout ce qu’il est ; et en dépit de la chute certaine. Il ne peut sortir de cette transe, justement parce qu’il faut renverser la réalité jusqu’à ce que son propre équilibre se matérialise.

La prochaine fois raconte un enfermement mental et une aliénation grave, avec une force et une espèce d’aplomb mélancolique (mais paisible) admirables. C’est aussi un film immense sur la solitude de l’individu moral. Alain/Canet est encimenté dans un monde indigne, laxiste, où déambulent des nains exécrables, des parodies sans grâce ; bien sûr il y règne une certaine tranquillité, personne ne craint pour son intégrité physique a-priori, il n’y a pas d’injustices flagrantes, de misères dérangeantes ; du moins c’est probablement ainsi qu’il faut interpréter, avec un tel regard amorphe. Mais des emprises plus dramatiques que des aléas sociaux ponctuels sont à l’oeuvre ; son environnement objectif n’est pas possédé par un Mal expressif qui exercerait ouvertement son oppression. Il est plombé par la laideur, les vices communs, un manque de conscience abyssal. Le monde est sale et les gens s’en fichent. Et dans un tel contexte, toute révolte est incongrue, encore plus sûrement que chez des défaitistes nés ou des idéalistes exsangues (tels que lui, justement). Anéantis ses espoirs ; ridiculisée, son énergie. On se presse à la dégradation sans heurts, en suivant le courant ; ce n’est pas une acceptation stoique, c’est une adhésion passive, amorphe donc effroyable, glauque en ce qu’elle a de trop humain et trop libre à la fois.

Alors il a décidé de semer l’enfer, dont il sent l’avènement prochain et qu’il préfère à la médiocrité et la vulgarité, ou tout ce qui s’en rapproche, à commencer par le plaisir et toutes les petites satisfactions simples, qui sont autant de poisons ingrats signant la mort toute entière ; des poisons bien pires que les siens, parce qu’il vaut mieux ingérer du liquide d’embaumement corrosif, plutôt que tranquillisants. C’est un refus de cette apathie ‘autre’, externe, reflet négatif et minable de sa propre froideur (qui n’en fait pas un indifférent pour autant), torpeur souriante, rampe vers la nullité. Malgré la tournure byzantine, c’est un enfer sans fantaisies : Alain n’est pas un mystique. Simplement à ce chaos mou, rampant, il répond par un chaos franc. Harcelé par la saleté, encerclé par l’insouciance et assombri par une espèce de chape de tristesse flasque, il veut infliger la douleur à tout ce qui manque de consistance, de profondeur. La punition est nécessaire. Elle n’est pas là pour justifier une quelconque haine. Il tue par compulsion, n’en tire aucune jouissance, même pas celle du travail bien fait ; par nécessité et non par mesquinerie, il tourmente en tant que tueur les collègues qui l’insupportent pendant son service. Parce qu’ils le méritent également, mais cela ne se pense même pas, c’est déterminé bien au-delà du concevable.

Quelquefois Anger semble ouvrir des pistes plus traditionnelles, à propos de la frustration d’un homme ou d’une possible homosexualité refoulée ; ces balises ne sont que des tremplins ou des aperçus hagards projetés par les adversaires objectifs d’un criminel en activité. Ainsi lorsqu’Alain/Canet apprend que le tueur est perçu comme homosexuel (ce qu’il pourrait être mais n’a pas d’incidences, jusqu’à présent, sur son organisation), il esquisse alors un rapprochement. Si une loi suggère qu’il puisse être homosexuel, alors il doit considérer cet aveu. Et ce qu’il trouve face à ces gens qui pourraient devenir des cibles faciles, c’est une forme de voisinage ; dans le contexte présent (années 1970), ils sont moralement à la marge, comme lui ; ils ont surtout une grande valeur potentielle dans le système qui le mène et le dépasse. Leur liberté incarne tout ce qu’il se refuse, leur indifférence manifeste à la crasse et à la dégradation en fait des antagonistes parfaits, mais leur défiance à ce monde qu’il méprise tant crée un rapprochement troublant. De plus ils ne sont pas ce qu’il veut tuer et à leur façon ils violentent et assassinent ce féminin qu’il ne sait plus tolérer. Ils sont égarés mais avec une autre perspective, qu’il n’est pas possible d’adopter. Du reste, les automutilations sont légitimes ; quand à sa frustration, elle n’est pas celle d’un homme en ‘manque de,’ mais d’un homme accablé par ‘l’existence de’ ; écoeuré par ce qu’il répète de l’humanité, tout comme il est effrayé par ses propres actions criminelles.

Note globale 96

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Suggestions… Dédales + Le Conformiste + Série Noire + Taxi Driver + Le talentueux Mr Ripley + Obsession/De Palma + Paradis pour tous + Narco + Les Infidèles + Ne le dis à personne + L’Homme qui voulait vivre sa vie + Gone Girl  

Scénario & Ecriture (5), Casting/Personnages (5), Dialogues (4), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (5), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (4), Ambition (4), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (5), Pertinence/Cohérence (5)

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QUI A PEUR DE VIRGINIA WOOLF ? ++

14 Avr

virginia woolf

Ce film est moche et vous allez vous en souvenir. C’est le plus grand succès de l’année 1966. Dernier oscarisé en noir et blanc, il sort à l’heure où le Nouvel Hollywood s’impose et les nouvelles stars sont engagées dans des films plus ‘liberal’ (Sidney Poitier) ou subversifs (Faye Dunaway révélée par Bonnie and Clyde, Charles Bronson roi d’un cinéma d’action assez rude). Elisabeth Taylor démarrait la décennie comme une des principales gloires du cinéma américain classique : ici elle va écorner son image. Pendant que les nouvelles stars font une irruption agressive, la vieille part en vrille. Elle est un peu enrobée, mal-aimable et profondément cynique ; elle n’est ni idéale ni désirable et son mariage est un gâchis.

Le film démarre sur une engueulade de couple, en rentrant de soirée à deux heures du matin. Une engueulade de plus pour deux personnes à mi-vie qui n’ont plus rien de glamour, se confondent dans la trivialité, s’envoient des piques incessantes, essaient vaguement de ranimer quelque enthousiasme. Elle est lourde, il est fatigué, chacun dans tous les sens des termes. La séance se poursuit sur leur virée nocturne, presque en temps réel et dans un semblant de huis-clos. Ils reçoivent des visiteurs, un jeune couple, spectateurs contraints de ramasser quelques dommages collatéraux. George saoule le jeune homme et se montre très agressif avec les invités, pendant que Martha les dorlotent avec brutalité. George et Martha s’humilient l’un l’autre, George s’humilie lui-même, parce qu’il se sait raté et qu’il n’a pas besoin d’ennemis pour s’enfoncer, ni même de la dinde obèse lui servant d’épouse. Otages du grand déballage d’abord, les deux jeunes sont vite affectés par les diseurs de vérités. La désintégration de George et Martha violente leur propre union en construction.

Drôle et dramatique, Qui a peur de Virginia Woolf est un spectacle profondément pathétique, mi-jouissif, mi-éprouvant ; fun et effrayant. C’est délectable et motivant comme un conflit ouvert avec son lot de règlements de compte, de punchline et de prises de conscience cocasses. De loin on dirait du vaudeville percuté par la réalité cru et bourrue. C’est sinistre aussi et on imagine combien ces rôles ont pu être stimulants et exigeants pour les quatre comédiens. Ils ont pu s’amuser jusqu’à y perdre leur moral et leur sens de l’humour, comme l’éprouve le plus probablement le spectateur. À un moment de la soirée, Virginia Woolf devient plombant pour de bon, toute la putréfaction de son univers ayant gagné la partie : s’exposant librement dans la lumière, elle engloutit et saccage tout avec panache.

Cette vision des bas-fonds chez les (petits) bourges sonne comme une fusion improbable de Gaspar Noé et Claude Lelouch, une espèce d’envers de drame familial lénifiant, où tous les éléments nécessaires à l’épanouissement d’une magie conforme à la morale traditionnelle sont absents (le couple n’a pas d’enfants) ou mis en échecs (l’amour est mort, les fonctions sociales sont ingrates, la connivence n’existe que dans la dégradation). Adaptation très fidèle de la nouvelle éponyme de Edward Albee (1962), ce film marque l’entrée en scène de Mike Nichols, dont c’est la toute première réalisation et qui deviendra le spécialiste des problèmes de couple au cinéma (jusqu’à Closer en 2004). Son opus suivant, le remarquable Le Lauréat, confirmera toute l’intelligence affirmée dans Virginia Woolf, où la vulgarité est l’instrument du génie.

Dans ces deux premiers films, les personnages sont outranciers, bêtes, conformistes, lâches : ils ne sont pas dignes, ils sont réellement normaux, mais en pire. Idéalement, ils ne devraient pas être sur grand-écran, ou alors dans du bis ou des drames d’auteurs un peu à l’écart du cinéma respectable. Comme Le Lauréat, Virginia Wolf est un film non-perfectionniste, où s’affichent des dimensions minables ou peu flatteuses des individus. Au lieu de rire bêtement ou blâmer lourdement ces vices grossiers, nous les voyons comme des manifestations maladroites d’états d’âmes pénibles, de névroses ou de découragements. Le Lauréat sera plus sobre, plus allégorique ; Virginia Woolf est d’une violence psychologique horrible, surprenante de la part de la Warner Bros. Cette introspection alcoolique affreuse explore toutes les nuances du rire et du dégoût pour abandonner George, Martha et nous-mêmes dans une tristesse sordide lorsque la lumière s’éteint.

Avec profondeur et frontalité, renoncer à toute vanité ; accepter toute la laideur et l’ingratitude de son existence, oser contempler la vieillesse en train de l’emporter déjà ; sentir la descente et mûrir salement. Pour rien en particulier, juste parce que le temps des illusions s’est envolé et qu’on s’est rétamé, comme tout homme ou toute femme. Le bonheur ensuite ? Peut-être, peu importe, il faut allez au bout de soi d’abord, jeter tout, les rêves, les prétentions, les idéaux, tous les masques : et enfin se voir nu, trivial et finalement ridicule, se rappeler les bêtises du passé et assumer sa petitesse intrinsèque. La plupart des gens veulent bien participer à des concours d’humilité mais en vérité, seuls les plus simples ou écervelés acceptent sans en souffrir la véritable résignation : je suis médiocre comme mon prochain, je suis de passage et ma vie n’est ni merveilleuse ni une aventure, je ne laisserais et n’emporterais rien. L’expérience de George et Martha montre à quel point cette phase de la résignation est ravageuse.

Note globale 88

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