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KILLERS OF THE FLOWER MOON ++

5 Jan

Je crains que ce film sur l’accumulation primitive en soit un d’anticipation – et qu’il le sera encore dans cent, puis deux cent ans… pour d’autres, aux yeux desquels nous pourrions être ces amérindiens (le plus inquiétant à ce stade étant l’envergure de ce ‘nous’), encore qu’eux osent à l’occasion brandir leur héritage et leur capacité à répliquer – qui ne peut être mise à exécution sans que cela revienne à de l’auto-destruction.

Techniquement irréprochable, flanqué d’une ambiance sonore et de caractérisations individuelles aussi proches que possible de la perfection, Killers of the flower moon est une représentation fine et implacable de ce qu’est l’Humanité : une masse de gens susceptible d’être trompée, abusée, prostituée, sans relâche, par un tout petit nombre – tant qu’elle se sent dépourvue d’alternative ou est suffisamment déracinée et aliénée pour s’interdire de dire ‘non’ (et tant que les ‘corps intermédiaires’ aux plus gros leviers, autrement dit les notables, ont leur part du gâteau – ou des vanités, mais l’univers historique de ce film n’est pas à ce point dégénéré que les collaborateurs s’y contenteraient de satisfaire leur vanité).

Les cajoleries même non crédibles sont essentielles pour huiler la machine, tout comme quelques gains réels en qualité de vie ou en sophistication des divertissements – qu’importe leur caractère illusoire ou transitoire ! Car les sujets doivent pouvoir se raccrocher à quelques points positifs – sans avoir trop à inventer, se faire un récit pas trop déshonorant ; les victimes ici ‘ne savent pas’ qu’elles en sont. Pourtant tous savent – et ne savent pas, simultanément ; j’ai vu que beaucoup de spectateurs misaient sur la faible intelligence du personnage joué par DiCaprio pour expliquer son attitude ; ces gens sont-ils irréprochables ou dans le déni – ou d’une vanité telle à cause de leurs quelques points de QI supérieurs à ce type mal nourri, gâté en rien, donc qui n’aurait pu se développer brillamment ni même développer une indépendance hors de la sauvagerie ? Collaborer car on est tenu, c’est ce que fait à peu près tout le monde, à peu près à chaque interaction – les plus mal lotis, comme les membres du couple à l’écran, le font jusque dans l’intimité (et ce n’est même pas ‘au couple’ qu’ils collaborent !). Collaborer ou se taire – qui revient à collaborer tant qu’on est dans le jeu et Ernest y est car il est embarqué ; les indiens y sont car ils sont cernés.

Et puis la contribution de ce patriarche est réelle ; il n’a probablement rien inventé, mais il a pris l’innovation à son compte ; ce psychopathe avide (aux mimiques de Balkany – surtout Isabelle) est un accélérateur – du progrès d’abord ; puis, une certaine stabilité atteinte, la conquête étant faite, le temps de ponctionner et purger venu, c’est un accélérateur de la restructuration démographique. Il faut probablement sacrifier ce genre de diable à temps (à moins qu’on estime que sa violence contre les corps et un peuple soit la suite logique et nécessaire de sa brutalité ‘sociale’) ; la civilisation se donne ce beau rôle, via le FBI (à ses débuts, forcément lui aussi une force de progrès [‘humanitaire’ cette fois] et de pacification) qui à la manière de L’homme qui tua Liberty Valance vient tempérer les ardeurs féodales et culpabiliser le goût du sang.

Écriture 8, Formel 9, Intensité 8 ; Pertinence 9, Style 8, Sympathie 8.

Note globale 86

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Suggestions… There will be blood

LITTLE CHILDREN ++

26 Août

Splendide film sur les caractères humains à la fois irrationnels et prévisibles ; sur l’immaturité, la persistance dans l’erreur individuelle et collective, la cohabitation entre égoïsme et ‘bon sens’ social, la relativité des vertus (façon Desperate Housewives auto-critique pour la partie plus ‘domestique’) et des lâchetés ou ignominies. Larry ‘le bon sens’ en est l’incarnation la plus criarde, car toute sa vie repose désormais sur la fuite de sa propre responsabilité en jouant les défenseurs de la communauté – et s’acharnant sur un plus gros monstre, incurable lui, monstre à la racine – alors que lui, Larry, ne serait qu’un pauvre idiot impulsif, ce qui n’est pas un crime devant l’éternité.

L’excès et la caricature sont les bienvenus (comme dans un conte ou une comédie), la fausseté est le moyen des personnages et pas du film, l’effet dramatique en est décuplé. Toute la partie avec l’adulescent et la femme au foyer infidèles est passionnante malgré l’extrême banalité de l’histoire en elle-même ; elle suffisait à faire un puissant film de mœurs. Le versant avec le mi-homme pustuleux mi-bête blessée l’arrache à l’ordinaire et apporte une violence directe et des sentiments mêlés plus graves et perturbants. La scène de la piscine est édifiante sur la bêtise et la mesquinerie de la foule ; on préfère créer un grand scandale plutôt que gérer de façon lisse le problème – puisque le monstre s’apprête à être dégagé par la police de toutes façons.

Ce pseudo excès de prudence permet à chacun de vivre une bonne histoire sur le dos d’un taré en position d’infériorité ; il risque de troubler la sexualité de ces enfants en les exposant à cette partie-là de la vie par l’une des pires façons, c’est-à-dire en leur parlant de pédophilie, ou en créant une ambiance lourde autour de cet épisode à taire qui va nécessairement travailler l’esprit (sinon plus) des enfants les moins ‘absents’ ou légers. Qu’attendre de plus avisé d’adultes aux modèles et à la sagesse si faibles ? De tous côtés la moralité s’exprime par la négative ; Winslet raille la paranoïa punitive et la bigoterie sans dépasser ce relativisme de circonstance puis en cédant, presque par réflexe, à la panique et au conformisme dès que la situation est plus pressante ou le groupe mobilisé ; Mary Ann condamne les tentations auxquelles elle n’a pas eu l’occasion de céder. Son absence de courage ou d’opportunités lui tiendra lieu de vertu.

La conclusion est magnifique et offre une porte de sortie à tout le monde, après les nécessaires gifles et punitions permettant d’aller de l’avant plus librement, en abandonnant les lubies stériles pour se fixer sur ce qui a une chance d’enchanter et justifier son existence. Little Children a cette beauté : montrer les relations et les individus avec dureté, peut-être avec cruauté, mais sans une once d’hostilité ; passer au travers de la médiocrité, de la méchanceté, du fatal, décider que personne n’est jamais tout à fait perdu, que le plus effroyable des crapauds ou le plus vocal des imbéciles peut être réparé, en dépit des difficultés voire des aberrations sur lesquelles elle braque sa lumière.

Note globale 88

Écriture 9. Formel 7+. Intensité 9. Perspective 8+. Style 8. Sympathie 9.

Suggestions…  Guédiguian (réalisateur) + American Beauty

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LE LIEU DU CRIME ++

17 Déc

En 1981, le cinéma de Téchiné (Ma saison préférée, Les témoins) se transforme grâce à sa rencontre avec Catherine Deneuve (pour Hôtel des Amériques). Elle devient son actrice fétiche, voire son égérie après avoir été celle de Demy (Les parapluies de Cherbourg) et Truffaut (La Sirène du Mississippi). Surtout elle l’amène à envisager autrement ses ressources humaines et à libérer ses manières. Le glacis chic grandiloquent laisse la place aux effusions, à l’intensité et à un semblant d’irrationalité. Les deux opus à venir sont les plus édifiants, avec des prises de risques payantes, malgré un rythme et une contenance parfois aléatoires : Rendez-vous est un bal assassin, ivre de ses tourments ; Le Lieu du crime une aventure d’un romantisme exacerbé. Avec des tendances glauques, mais du glauque tranquille, celles d’un Almodovar français. C’est aussi un film sur la création d’une identité, de défis, d’une histoire, pour un garçon malade de ne pas faire entendre sa voix et de se sentir de trop.

À quatorze ans, Thomas est en plein décrochage, le premier perçu par tous étant scolaire. L’éloignement de papa amplifie la donne ; en même temps il est déjà bien trop tard pour un rapprochement, d’ailleurs ce père interprété par Victor Lanoux débite en effet une majorité de « conneries » insipides. Sa famille est aisée mais éclatée, ses parents séparés ; sa mère (Lili/Deneuve) a tourné le dos à la vie et s’en remet, plus par devoir et par défaut que par conviction, mais pourtant avec soin, à l’éducation de son fils. Au fond elle reste absorbée par sa propre mélancolie et fait porter ce double poids sur l’enfant : il n’est coupable de rien, mais c’est comme s’il avait grignoté son bonheur. Thomas revendique une vérité émotionnelle, la sienne et celle de son entourage ; parce que personne ne le relève ni ne l’entend, parce que l’insolence et les démonstrations sont vaines, il trouve le salut dans l’imagination et la déformation. De cette manière il gagne un renfort, accède à l’évasion, entre dans la vie avec violence.

Cette émancipation sauvage le dépasse bien vite et il se retrouve emporté par des courants et des dangers qu’il se contentait sûrement peu de temps auparavant de rêver sans s’y accrocher. Cette fougue emporte aussi sa mère ; c’est à ce moment, où son fardeau chéri ne tient plus en place, qu’elle cède aux appels de la passion. Prête à tout même à compromettre son rôle de mère, elle considère pourtant encore son fils comme la seule bouée pour laquelle elle ait de l’estime et se sente une dette, un attachement positif. Finalement la folie de maman mène à l’équilibre de Thomas, le force à mettre de la raison dans ses errances et ses courses à l’extase. Entretenant elle-même un rapport décalé à sa propre mère (garante de la vertu et d’un certain ‘allant’, interprétée par Danielle Darrieux), elle s’éprend d’un perdu quitte à tout cramer, se jette dans tous les pièges avec assurance. Jusqu’à trouver la sérénité, comme une madone revêche, comblée par sa destinée tragique, rassasiée par ses sacrifices et ses foucades scabreuses.

Avec ce film Téchiné semble dire beaucoup sur sa vie intérieure et ses obsessions les plus absurdes, rebelles à la mise en boîte, intuitives et racontables plutôt que définissables. Le tournage est d’ailleurs une occasion de revenir dans le sud-Ouest de la France, où il a passé toute la première partie de son existence. Rétrospectivement ce Lieu du crime apparaîtra comme une espèce de source, mais pas tant sur des questions de style (comme le sont Hôtel et Rendez-vous) ; plutôt la source un peu magique d’une âme, où un être commençait à tout construire sur des ruines et des reliques adorées mais épuisées. Cet opus est loin d’être cristallin mais tous ses non-dits et ses oublis s’éclairent dans ses successeurs, pendant qu’eux trouveront ancrage dans cette caverne flambante. J’embrasse pas sera une nouvelle reconquête des fantasmes et du réel, avec son petit provincial (très différent, un peu fauve pleureur) s’enfuyant concrètement cette fois, en montant à Paris. Puis Les roseaux sauvages (en partie autobiographique) apparaît comme un correctif, la prise de conscience globale, plus terrienne et ‘honnête’, suivant le relatif délire. Ces considérations mises à part, Le Lieu du crime reste un voyage insolite et  »plein », dégoulinant d’une sorte d’auto-indulgence triomphante. Les tensions y sont si extrêmes qu’elles n’ont jamais besoin d’être nommées (la façon dont Thomas poursuit ses oppresseurs et ses sauveurs est éloquente).

Note globale 85

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Suggestions… Alléluia/Du Welz + La Pianiste + Attache-moi !

Scénario & Écriture (4), Casting/Personnages (4), Dialogues (5), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (5), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (5), Ambition (4), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (5)

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PRÊTE A TOUT ****

19 Juin

5sur5  Deux ans après Malice, Nicole Kidman nuance son personnage de ‘perverse narcissique’ pour interpréter une psychopathe lisse, attrayante, douée, à la petite portion d’âme obnubilée par ce qui brille. Comme elle le démontre avec une si belle application dans les apartés face caméra sur fond blanc, elle a intériorisé les attentes culturelles, la ‘véritable’ hiérarchie sociale, ce qui est ‘véritablement’ éthique, donc ce qui vaut d’être aimé, désiré, respecté (et pas ce qu’on approuverait mielleusement sans vibrer) : la réussite sociale et une prestance supérieure irradiant les médias et les spectateurs. Qu’importe si cela revient à meubler si on est le plus ravissant des meubles.

La construction en flash-back donne l’occasion à la poupée de porcelaine assertive de participer au commentaire sur sa vie, son œuvre, manifestement maléfique et méprisable aux yeux des autres – ce qui ne semble pas la préoccuper puisque ses performances ont été parfaites. Les témoignages permettent de prendre une distance avec son cas, distance émoussée le reste du temps par la complaisance. La rigueur de la mise en scène ne permet pas ce sursaut moral, seuls des recours tranchés comme les laïus de Janice (jalouse et frustrée plutôt qu’avisée) et quelques décharges humoristiques peuvent enrayer la machine – c’est peut-être pourquoi ils sont insipides et éventuellement lourdauds (les deux familles sur le divan télé, l’introduction de Jimmy et Russel). L’humour est meilleur quand il accepte le jeu de Suzanne, en œuvrant comme elle dans le sarcasme sans affectation. Les meilleurs exemples concernent un homme chéri, avec l’usage d’All By Myself et l’irrésistible dédicace en fin de flash météo.

Le point de vue sur la captation des fantasmes par la télévision est assez habile et s’étend immédiatement aux réseaux sociaux. Même s’il surfe sur la morale à l’égard de la corruption des âmes par les médias, il ne tombe pas dans le niaiseux et ne prend pas le support dominant dans le présent pour un responsable à l’initiative du ‘mauvais’ (si c’est à cause d’une critique à la présence opportune dans un ‘produit de commande’, qui n’a pas eu la chance de se développer, alors ce ratage est bienfaiteur). L’époque se prêtait parfaitement à une telle représentation (la gamine assujettie partage les rêves miteux de l’ado shooté du Storytelling de Solondz). Network et Videodrome avaient déjà fait le travail de fond à propos de cette emprise des écrans sur les masses ; To Die For fait plutôt celui de démonstration, quasi parodique, que fera douze ans plus tard Live ! à propos de la télé-réalité (où Eva Mendes s’expose afin de remplir sa fonction de maîtresse d’une expérience certes répugnante, mais remarquable, sommet et climax dans l’histoire de son secteur).

Si Prête à tout fonctionne tellement c’est grâce à cette candide froide portée haut par sa détermination à toute épreuve (l’écriture est excellente mais tout est prémédité, il ne faut donc pas compter sur le suspense pour accrocher – puis la conclusion est d’un guilleret plombant, peu importe le visage du tueur à gages). Suzanne est une enveloppe magnifique sur une coquille d’un genre répandu, presque condamné à la poursuite compulsive du succès ou bien de la visibilité, sinon vautré dans l’ennui et rongé par la mesquinerie. Un genre transversal ici incarné dans une ‘vraie’ et extraordinaire femme fatale – pas la fantaisie tirée d’un imaginaire présumé strictement masculin (si elle relève c’est via le type rationnel, comme dans La fièvre au corps). Jouer la femme objet pour la galerie ? Avec joie – si c’est ce qu’il faut [pour imprimer son image] elle coche cette case aussi ! Son énergie, son ambition et sa vanité immenses se répandent sur ce qui se trouve là en attendant mieux ; Larry est son amant entrée de gamme en attendant mieux et car il permet de viser mieux (mettre un voile sur la nature criminelle de sa belle-famille n’est même pas nécessaire, car ce qui reste hors-champ et hors-lumière n’existe pas pour elle – et probablement pas pour ‘l’opinion publique’).

Finalement la grande force du film, passé cette fusion avec le côté grotesque et éblouissant du personnage, est sa capacité à montrer, sans emballement, les limites et fatalités inhérentes à son triste génie. Elle sait innover et initier des projets (dans cette modeste chaîne locale où une telle « tornade » est décalée), mais est dépourvue d’une intelligence créative et surtout d’une quelconque lucidité ‘en profondeur’ (et elle est sans doute trop jeune et vernie pour le savoir). En revanche elle a celle de faire le nécessaire – et s’y applique sans les limites de ‘petits esprits’ englués par des barrières communes – morales en particulier. Elle excelle dans une sorte de flatterie supérieure – cette capacité de faire passer les désirs de l’autre pour une réalité, lui faire croire qu’il vit quelque chose (même si elle la déploie rarement à fond car cela exige de se décentrer de sa propre valeur). Mais la satisfaction la broie. Quand elle obtient l’attention des caméras, ses efforts et ses effets deviennent trop voyants. La prestation se rigidifie, la spontanéité s’éteint – l’enthousiasme et l’émotion dévorent cet esprit plastique et neutre, il n’y a plus d’espace pour souffler entre les emprunts et les paroles toutes-faites, la confiance creuse en ces formules devenant fatale sans le relais de ce don de l’adaptation.

Quand Suzanne a obtenu ce qu’elle voulait, elle n’arrange plus le masque, laisse à l’air libre ses priorités – un gros cynisme, voire un bon sens réaliste l’emporte ouvertement. Son obsession d’être vue, comme tous les dopants, a des contre-coups terribles et l’éloigne de la réalité (dont elle est tellement dépendante). Les assauts des journalistes, même s’ils sont grossièrement avides ou dédaigneux, sont perçus comme des applaudissements (bande-son subjective à l’appui). Suzanne est entièrement dans la logique de ces marchés où la visibilité est l’essentiel. Il faut rester à l’affiche en suscitant une demande (même assassine), peu importe la qualité de la réception, peu importe la défiance – mais dans son cas cette notion d’hostilité est naturellement dans l’angle mort, ce n’est pas un calcul ; en elle il n’y a jamais l’once d’un début de polémique, aussi elle n’en soupçonne pas la portée chez les autres. Cette inertie intérieure est pour beaucoup dans ce qui la rend à la fois désirable et sympathique malgré sa dangerosité – un tel démon vivant dans la parodie ne connaît que des tragédies sans douleur.

Note globale 86

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Suggestions… Rusty James * Le Conformiste * Eyes Wide Shut * Serial Mother * Bronson + Gone Girl 

Scénario/Écriture (7), Casting/Personnages (9), Dialogues (9), Son/Musique-BO (7), Esthétique/Mise en scène (9), Visuel/Photo-technique (8), Originalité (6), Ambition (7), Audace (7), Discours/Morale (6), Intensité/Implication (8), Pertinence/Cohérence (8)

MBTI-Caractérologie : Typiquement une ennea-3 malsaine. Active-Froide dans la caractérologie de Le Senne, tombe dans la case du type Sanguin.

Les +

  • un de ces films parfaitement remplis, plein de détails éloquents et permettant de soutenir la revoyure
  • percutant, précision des dialogues
  • Kidman est formidable, les autres acteurs excellents également
  • souvent réjouissant
  • fin concernant les personnages, même si c’est en laissant la plupart faire de la figuration
  • peu ou pas de sérieux défauts, surtout des points ‘moins forts’ (à force de se frotter à l’artificialité le film s’y converti, son originalité n’est pas ‘en propre’) – ou relatifs au niveau d’adhésion du spectateur
  • sait passer au-delà de la condamnation ou de la suspicion pour apprécier le personnage et ses biais de perception (tout en rappelant sur quelques plans que c’est une charmante psychopathe)
  • toutes ces beautés artificielles qui sembleraient simplement criardes ailleurs et sans Kidman

Les –

  • le premier quart-d’heure est relativement lourd (quoiqu’enthousiasmant) avec son semblant d’enquête et la trop grande place du documentaire
  • un peu moins bon sur la fin à cause du champ réduit par le crime et de la conclusion un peu ‘légère’
  • des scènes moins pertinentes avec les ados mâles ; du forçage dans certains détails (dans les musiques, sur certains plans)

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CHIEN ****

28 Déc

5sur5  Pour soutenir Chien, son interprète qualifie le film et le cheminement du protagoniste de « punk » [au cours de la promotion]. Mesuré à l’aune des valeurs admises à établies, Chien est effectivement punk parmi les punk ; rien de tel concernant le rapport à l’autorité. Le punk ignore la maturité et la soumission volontaire, Chien les embrassent avec une souveraine détermination. La dégénérescence et l’indignité du personnage sont effectivement la voie d’une libération – elle ne conduit pas à plus de chaos et d’inanité, mais à une stabilité à la fois sordide et douillette où la nature de l’individu peut s’exprimer et s’épanouir, loin des pressions et des déviations.

Tel qu’il se présente, Chien doit être une comédie vaguement surréaliste, une espèce de petit Old Boy européen (avec la vengeance d’un abusé réduit à un état de méprisable animal). C’est une partie de ce qu’est cette farce rigoureuse, fable pathétique. Ce n’est pas non plus un film ‘intello’ crypté et pompeux – une couverture qui lui permettrait d’engranger des points, comme le fait Lanthimos avec ses pochades de thésard immonde (dernière en date : Mise à mort du cerf sacré). Il est facile de lui attribuer un discours social ou politique mais son propos concernant la dictature est résiduel ; son focus est plutôt sur le non-citoyen épanoui en dictature. Chien donne à voir un style de personne et de rapport au monde ; à cette fin, il fallait une incarnation parfaite de semi-chien et semi-homme – Macaigne la livre, se fait chien et maso intégral avec un talent sidérant, probablement responsable des sentiments mêlés éprouvés par beaucoup de spectateurs (sans quoi ils auraient pu plus facilement catégoriser et rabrouer unilatéralement le film). Un environnement à la hauteur devait transformer l’essai – celui de Chien est froid, indifférent – un monde comme les humains qui y sont posés sans destinée manifeste – un ‘monde’ humain concentré sur ses flux bien à lui, où le reste est du décors, inerte (l’insensibilité culminant avec le gag de l’hélicoptère).

Ce qu’il y a de rude avec Chien, c’est d’être ainsi interpellé et probablement de s’y retrouver (par des proximités potentielles avec Jacques ou son histoire (et par l’impression de côtoyer des réalités ou des gens pas plus lumineux) – naturellement ‘personne’ ne pourra vivre et encore moins cumuler de telles expériences, ou alors ‘personne’ ne devrait). Chacun a forcément été en position de faiblesse ou de subordination ; contraint à composer avec son aliénation ; à accepter l’inacceptable (même contre ses intérêts ou le ‘soi’ sain). Si on y échappe, le risque est toujours là – ou bien on a été un enfant et c’était insupportable ! Alors à moins d’avoir renoncé à toute grandiosité concernant l’Homme ou le petit homme qu’on est, un tel film devient pénible, primaire, sa musique paraît laborieuse et bête comme celle d’un dépressif qui, finalement, malgré toute notre bonne et brave volonté, ferait mieux de ne pas s’approcher (ce qu’il ne souhaite probablement pas mais Mr.Optimisme et Mme.Altruisme l’ignorent pour jouer leur misérable rôle) et est de toutes façons le seul responsable de son état (c’est bien la seule vérité à reconnaître dans toute cette ‘perception’) !

Écrasé et abusé par les autres, Jacques est toujours comme un enfant – il comprend le point de vue des autres, absorbe leurs arguments mesquins émis contre lui, s’accorde avec leurs justifications et ne reconnaît que leurs besoins. Sans élans, sans ressorts même dans le passé ; ses ancrages sont la volonté et les mouvements des autres. Son vide identitaire est flagrant – l’absence règne chez lui, la personnalité est évanouie, les pensées propres inexistantes. On pourrait le soupçonner d’être un authentique retardé, lui attribuer déni et soumission généralisés serait déjà plus raisonnable (et plus respectueux). Il ne peut pas défendre son fils, racketté sous ses yeux ; s’accommode aisément des mensonges flagrants, des humiliations – comme s’il pouvait y avoir quelque chose de pire, de plus embarrassant. Il espère être (entre)tenu ; qu’on s’occupe de lui comme d’une bête, d’une plante, d’une possession qui n’a pas à réfléchir et surtout n’a pas à (se) battre – c’est sa contrepartie ; sa récompense. Quelle pesanteur, ‘la volonté’ !

En même temps il est tellement loin, tellement lent, pataud – on ose plus se moquer de lui. On ne rit que des situations, voire de son destin – avant qu’il ne perde tout et que la comédie s’éloigne. D’une part, c’est un échec absolu. Il y a plusieurs raisons et façons d’avoir eu tort d’être né, d’avoir rien à faire là. La sienne est des moins impressionnantes a-priori, même pas ‘positivement’ pathétique – la plus nulle, peut-être la seule vraiment tragique [pour l’Humanité et ses espoirs en elle-même]. Pourtant c’est aussi une réussite : ce gars désespérant a enfin une vocation, un rôle, une direction – son affaire est faite ; et surtout il a véritablement un espace à lui, ce que tant d’autres n’auront jamais. Bien des gens sont des chiens et se jettent ventre à terre – par calcul ou instinct grégaire ; lui s’y applique littéralement, sans de telles aspirations – et il gagne à la fin. Néanmoins la peine à son égard serait idiote – ce spectacle est affreux, c’est triste ; mais c’est normal. Longtemps on guette le réveil salutaire, la sortie de piste inévitable – quitte à ce que tout devienne plus pourri il vaudrait mieux y aller (comme dans Punch drunk love) ; mais la trajectoire de Jacques le chien est au-delà des petites histoires de rapport de force, d’affirmation et de relations. Il ne s’agit pas de prendre une revanche ; mais de prendre une place adaptée, avec des avantages et des espaces d’expression, même de rares endroits où cet individu peut exercer une domination ! En bon cuck, il pourra rester attaché au couple – et prendre sa petite part ; certes il ne jouira plus comme un homme, voire ne jouira plus mais c’est simplement car ce n’est pas pour lui – aucune correction physique n’est nécessaire.

Face au déclassement social, à une situation de dominé/baratiné, Jacques est l’opposé du type de Seul contre tous. Comme le personnage joué par Philippe Nahon il est aliéné, va au bout de son exclusion, s’active en vain également et tend à détruire ce qui fait de lui un homme de ce monde – mais Jacques n’a pas sa combativité et le boucher refuse de se ‘tuer’ ainsi, il reste un homme même si c’en est un des bas-fonds sociaux puis moraux. Dans les deux cas c’est le vide alentours, sans qu’il soit désiré – Jacques travaille dans un magasin bas-de-gamme, le peu d’entourage, d’interlocuteurs et de références rapportés sont minables – quelques égoïstes plus blasés ou repus que lui, des rangés par défaut, comme lui est dans une pissotière parce que l’autre est hors de sa portée. Le maître chien est un exclu aussi, raccroché à la société que par son pauvre métier. Il vit dans une espèce de grand garage miteux à plusieurs pièces – mais c’est un exclu ‘dominant’. Renfermé, sans rien à livrer, il canalise sa morgue. Jacques et lui sont dans leur cage du fond de la société – prennent leurs positions, quittent la zone d’échange de la sous-société civile – pour être bourreau et victime assumés, lâcheurs accomplis au courage infini, car les masques et les protections n’ont plus cours ici.

L’économie et les gains psychiques sont considérable pour les soumis – encore faut-il que quelqu’un les tiennent en laisse. Prendre des claques et se faire écraser ne suffit pas – c’est simplement une gratification déplorable ! Bien sûr le maître-chien aussi s’abaisse et se limite. Tout en étant si fort, Max est un nihiliste ou un incapable (le remettre à JCVD était une aberration, que ce belge-là n’y ait rien senti de bon est un heureux accident de production). Ce sombre type présenté comme ‘fascisant’ est une autre sorte de désintégré, en route (même déjà au terminus) d’une façon distincte mais comparable à celle d’un alcoolique endurci. Son économie, il l’obtient grâce à cette rupture avec le monde, son rejet de toute foi ou estime pour l’Humain, l’amalgame entre humains-chiens qui sont tous deux du bétail à contrôler et régulièrement à cogner. D’où la difficulté à regarder son homme-chien dans les yeux dans un moment de détente : il ne peut pas laisser remonter de traces d’humanité, de vulnérabilité, d’amitié. Sa défense compulsive contre l’exploitation l’en empêche – affectivement, une prison bien solide vaut mieux qu’une sincérité ou un lâcher-prise à hauts risques. S’il aime son chien (ou un humain), il faudra le montrer de façon impérieuse, en posant sa décision et tenant cet autre apprécié à sa place.

Le plus inconfortable c’est que Jacques, naturellement est une victime, mais c’est aussi un être vertueux – certes surtout par le négatif. Il se contente de peu ; ne voit pas ou refuse de prendre conscience du vice, de la méchanceté. Il ignore l’aptitude à la ruse, car en est dépourvu. C’est l’honnêteté doublée de l’abandon de soi absolus – se traduisant par un regard plein d’amour inconditionnel et de confiance, grotesques mais purs. Jacques est sorte de Jésus du quotidien, que vous pourriez croiser dans la rue – la version bâtarde bien entendu, celle avec abandon de la volonté. Il souhaite se faire aimer même s’il peut se contenter de moins. Il est dépourvu d’hostilité, sans noirceur en tout cas venant de soi – donc sans noirceur. Voilà un faible ne ripostant pas, ne voulant pas mentir sur sa nature, ne demandant rien – même pas ce genre de types avides d’être pris en charge, dorloté, restauré dans sa prétendue dignité, ses prétendues qualités ; il souhaite trouver un refuge, mais ne vient pas en demandant une implication aux autres – réellement, ne les oblige pas, n’a pas d’intentions par en-dessous. Il ressemble à un ‘simplet’ – c’est en fait un démissionnaire placide et heureux, prêt si pas fait pour le bonheur. Avec lui le nœud gordien houllebecquien est réglé, l’anti-héros d’Extension ou des Particules a trouvé la voie du repos et de l’accomplissement.

Comme chez Solondz (Storytelling) ou Seidl (trilogie du Paradis), la séance pourrait être insupportable à cause de sa cruauté et du portrait effarant dressé de l’Humanité ; les espaces de délassement ou de divertissement sont encore plus rares dans le film de Benchettrit. Heureusement pour les nerfs du spectateur, il préfère confirmer et renforcer son propos plutôt, qu’aller dans une surenchère, même drôle, ou créer des surprises garantissant le train fantôme. Chien a un aspect très programmatique, il est donc un peu prévisible – il va nous montrer l’énormité d’une déchéance ‘obstinée’. Il n’est jamais gâté par cette attitude, sauf dans le cas où on a été réfractaire ou blessé dès le départ. Sa précision est extraordinaire, la démonstration s’opère donc à bon escient. Les petites sorties de route sont cohérentes : Jacques Chien est gentil, il a des intérêts vitaux, des mini-zones de commencement d’un début d’ascendant ou de succès. Il faut bien comprendre que ce n’est pas un personnage de cartoon et que nous ne sommes pas devant une simple gaudriole sinistre et engagée ou atypique. Jacques n’est pas de ces gens qui font des choix et se détermineraient par eux – il est de ces gens réels, avec des préférences, des pentes naturelles, des instincts cohérents et donc un peu mêlés, pas lisses.

Le seul point où le film pourrait vraiment être attaqué, c’est sur sa propre position face à ce qu’il représente – il semble tiraillé entre validation et distance neutre (sans tomber dans l’écueil du rigolard ou d’une autre protection de ce genre). Est-ce vraiment bon et souhaitable ? Il faut simplement constater que Jacques est taillé pour ‘ça’, qu’on l’y aide ou pas. Parvenir à accepter et honorer une personne aussi repoussante a-priori est probablement la plus grande et belle qualité de ce Chien. Il y a arrive en adhérant à lui tout en l’humiliant – l’image souligne régulièrement les traits disgracieux de l’homme, sublime paisiblement sa sagesse d’être à zéro sans se plaindre, en fait discrètement une sorte de saint laïque. Les rêveries dans les bois concrétisent l’idée d’une Nature refuge et donc la noblesse de cet ‘homme’ déclassé – arraché à – son déguisement et ses illusions de civilisation – la décrépitude sourde de celle de l’époque y aidant.

Note globale 86

Page Allocine & IMDB   + Zogarok Chien Benchettrit sur Sens Critique

Suggestions… Shocker, Au poste !, La bataille de Solférino, Calvaire, Le grand soir, Guillaume et les garçons, Une époque formidable, Extension du domaine de la lutte, Tenue de soirée, Baxter, Podium, Plague Dogs,White Dog, Didier

Scénario/Écriture (7), Casting/Personnages (9), Dialogues (8), Son/Musique-BO (8), Esthétique/Mise en scène (8), Visuel/Photo-technique (7), Originalité (9), Ambition (7), Audace (8), Discours/Morale (8), Intensité/Implication (8+), Pertinence/Cohérence (8)

Les +

  • intransigeant et sans équivalent
  • Macaigne
  • les autres personnages, parfaitement glacés, trivialement sordides, sans être antipathiques (contrairement au « petit con » et aux autres non-interlocuteurs)
  • qualités sonores (et choix musical sublime)
  • captivant sans être pétaradant
  • d’une précision extraordinaire (y compris pour ‘incarner’ le chien)

Les –

  • jugements voire intentions des auteurs et participants potentiellement confus
  • appuie énormément le propos et sur de nombreux détails

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