RASHOMON +

2 Fév

Pour sa richesse thématique et technique, pour son audace narrative, Rashômon est une sorte de Citizen Kane oriental. Lorsque la Mostra de Venise lui consacre son prix suprême en 1951, le réalisateur Akira Kurosawa n’est, selon la légende, pas même au courant d’avoir fait partie de la sélection. Cette consécration pour le cinéaste marque surtout un cap décisif pour le cinéma nippon (et asiatique de facto), l’ouvrant dès lors au reste du Monde.

Mais Rashômon a surtout été une révolution formelle. A l’époque, le public a appris à admettre comme authentique d’un point de vue fictionnel ce qui lui est présenté à l’écran, sans y opposer de doute (ignorant ainsi sa dimension subjective). En racontant une même histoire sous les différents points de vue de ses protagonistes, Kurosawa se saisit d’un procédé jusque-là inconnu, qui inspirera les plus grands noms du cinéma américain (jusqu’à Scorsese ou Coppola), découvrant un cinéma apte à tromper la réalité (et  »sa » réalité-même), plutôt que la représenter simplement. Loin de là, l’intention de Kurosawa dans Rashômon est de la refléter.

Dans le Kyoto médiéval, un bonze, un bûcheron et un passant se sont réfugiés dans les ruines d’un temple pour échapper à une pluie battante. Le moine et le bûcheron ont assistés à un procès accusant un célèbre bandit d’avoir violé une femme puis tué son conjoint samourai. Le premier dit avoir perdu sa foi ; l’autre, tout aussi commotionné, livre son compte-rendu au quidam.

Le film enchaîne alors les témoignages des personnages impliqués, le violeur, la femme souillée puis le mort lui-même, dont l’esprit est invoqué par un chaman, s’exprimant face caméra, répondant ostensiblement aux interrogations que celle-ci leur lance. En posant le spectateur comme juge, Kurosawa évacue (voir interdit) toute sympathie envers les intervenants. Les versions de chacun sont illustrées par ce qu’il conviendrait de nommer aujourd’hui des  »flash-backs », tous trompeurs, à un degré que le spectateur ignore, puisque chaque auteur se contredit.

Il faudra attendre qu’un personnage extérieur aux événements (mais spectateur par omission) informe de ses observations pour que l’affaire tende à s’éclaircir. Pas de deus ex machina, l’intérêt que nourri Kurosawa pour son dispositif est ailleurs. En effet, les témoignages n’ont jamais servis quiconque à se disculper, chacun s’accusant du meurtre pour cacher une vérité plus laide. Il s’agissait pour le violeur, la femme ou le samourai assassiné d’exposer la chose de la façon la plus morale qui lui convenait, celle qui n’annihilait ni son honneur ni ses principes. En d’autres terme, celle qui briserait le moins leur égo : le narcissisme l’emporte sur toutes aspirations à la liberté.

Au-delà des jeux d’ombres et lumières insinuant les mouvements internes de ces condamnés, c’est le regard intransigeant sur l’Homme qui interpelle dans l’oeuvre. Le cinéaste achève cependant son film sur une note d’espoir, permettant à l’un des témoins de la  »nature humaine » [partant du principe qu’il en est une, ou que ce que nous imaginons cerner avec ce terme puisse effectivement se nommer ainsi] de briser le cercle vicieux qui s’est animé sous ses yeux. In fine, le pessimisme s’en trouve nuancé ; Kurosawa semble estimer que les erreurs des êtres veules, lâches et sournois, préférant le statut quo à toute forme de progrès, puissent être absouses par les gestes désintéressés d’individus crédules ou idéalistes. Sitôt qu’ils auront ouvert les yeux, sur les autres et de fait, sur eux-mêmes.

Rashômon*** Acteurs*** Scénario**** Dialogues**** (Originalité/1950****) Ambition**** Audace**** Esthétique*** Emotion***

Notoriété>39.000 sur IMDB ; 600 sur allociné

Votes public>8.4 sur IMDB (89e du top250 – tendance masculine) ; France : 8.5 (allocine)

Akira Kurosawa… Kagemusha + Ran + Le Château de l’Araignée + Les 7 Samourai

Points de vue multiples… Surveillance + Identity

50’s… Le Rock du Bagne + La Beauté du Diable + Grease

Suggestions… Memento + Kalifornia + Pusher II + Salo ou les 120 journées de Sodome

10 Réponses to “RASHOMON +”

  1. alice in oliver février 2, 2012 à 11:46 #

    Excellente chronique pour un film qui ne l’est pas moins. Plus que jamais, Kurosawa apparaît comme l’un des réals les + importants de l’histoire du cinéma mais un réal hélas un peu trop oublié.

    • zogarok février 2, 2012 à 22:35 #

      Merci et bienvenue à toi ici ; d’autres Kurosawa seront publiés d’ici quelques semaines (Ran en tout cas -j’aimerai voir Kagemusha et écrire à son propos rapidement) & le cinéma asiatique sera très présent sur ce Blog, comme il l’a été sur les précédents. Parmi les plus importants reals, probablement – pas de mes favoris cela dit.

      • alice in oliver février 3, 2012 à 15:21 #

        j’espère aussi que tu chroniqueras le superbe les sept samouraïs ! Pour le reste, n’hésite pas à venir sur mon blog définitivement médiocre (il suffit de cliquer sur mon pseudo) !

        • zogarok février 4, 2012 à 11:40 #

          J’irais. Je n’ai attrapé que des morceaux des « 7 Samourais » à la télévision, de quoi me faire une vague idée mais rien de plus, donc ce sera pour plus tard.

  2. Voracinéphile février 3, 2012 à 22:31 #

    Une chronique vraiment emballante pour un réalisateur asiatique dont j’ignorais totalement l’importance. Il semble clair qu’il va falloir que je fouille dans les médiathèques pour trouver quelques uns de ses films. Je suis plutôt branché sur Tsukamoto (tel un Tetsuo sur le secteur), Bong Joon Ho ou sur Kim Jee Woon. Quels seraient les impératifs à découvrir pour le ciné asiatique ?

    • zogarok février 4, 2012 à 11:39 #

      Eh bien merci, cette marque de confiance m’honore. Je ne suis pas un spécialiste du ciné asiatique, mais quand même assez calé sur quelques bizarreries, mais que tu connais je crois – je pense notamment aux V-videos comme Tokyo Gore Police, Machine Girl ; mais aussi à la saga des Guinea Pig et à tout un tas de petits ersatz excentriques du cinéma gore et expérimental. Pour le reste et sur un terrain plus classique, c’est le cinéma d’animation nippon, le meilleur de la planète, qui a toute mon attention, ainsi que quelques repères-fétiches comme Mamoru Oshii (Avalon, Ghost in the Shell). Je suis moins orienté « grand cinéma », avec les masterpieces de l’action, du drame et du policier – même si j’ai quelques notions (mais, par exemple, Hana-Bi ou Infernal Affairs m’ont fait « ni chaud ni froid »).

  3. Voracinéphile février 5, 2012 à 21:01 #

    ^^ Pour les V-Vidéos, j’ai lu tes chroniques, et j’ai vu les principaux représentants du genre (avec une grosse préférence pour Tokyo gore police). Je n’ai vu qu’un seul épisode des Guinea pig (flowers of blood, je crois…). Pour l’animation, j’ai bien débroussaillé le terrain (Les deux ghosts in the shell, les Satoshi Kon, les Appleseed, la plupart des Ghibli…). J’ai commencé les Johnny To avec les Elections (qui sont très bons), les John Woo… En revanche, pas encore vraiment au point pour les Taleshi Kitano (Hana bi m’a été très conseillé, je vais voir). Si tu as des envies de thrillers, les coréens sont plutôt bons ces temps ci. Pour le « grand cinéma », je demanderai à l’encyclopédie Alice in Oliver. ^^

    • zogarok février 5, 2012 à 21:22 #

      Ca me fait penser à publier la saga des Guinea Pig, qui faisait partie des nombreuses prévisions du premier blog ; c’est un si beau sujet. Par contre, tu as vu le meilleur de la saga.
      Je ne suis pas très client des thrillers & policiers coréens, pas faute d’avoir insisté..

  4. samdunn mars 24, 2012 à 18:56 #

    Ce film fait partie des chefs d’œuvre du cinéma, j’aurais mis 5/5 sans hésitation. Adaptation d’un classique japonais, il en transcende toutes les limites. Le spectateur, d’abord subjugué par la beauté et la liberté de la caméra, la justesse des acteurs et de la mise en scène, se mue en détective pour finalement se retourner vers lui-même : « est-ce moi le menteur ? »

    • zogarok mars 24, 2012 à 19:10 #

      Bonjour Samdunn, bienvenue sur Zogarok. Je n’ai pas pris le film en ce sens (ou il nous amènerait à « pervertir » la réalité par nous-même), plus comme une peinture autonome, même si les points de vue multiples donnent une sensation d’interactivité.

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