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L’ANTRE DE LA FOLIE ++

12 Avr

l'antre de la folie

C‘est le meilleur film de John Carpenter, le plus génial à l’égal d’Halloween, peut-être plus jouissif et admirable encore, même si lui n’a pas marqué l’Histoire du cinéma. Refermant la Trilogie de l’Apocalypse (après The Thing et Prince des Ténèbres), In the Mouth of Madness réussit l’impossible adaptation : comment représenter « l’indicible » que l’auteur lui-même décrivait de façon détournée ? Carpenter y parvient et réalise le meilleur hommage alors recensé à Lovecraft, l’auteur de romans fantastiques américain le plus fameux avec Edgar Allan Poe.

John Trent, assureur indépendant connaissant le succès, est chargé par la maison d’édition de Sutter Kane de le retrouver. L’auteur prodige n’a jamais été vu et son agent aurait disparu. Ses derniers travaux sont plus déroutants, car il croirait à la réalité de ce qu’il écrit, toutes ces histoires de monstres faisant irruption dans la réalité. Trent doit éclaircir la situation, afin de presser la présentation du nouveau bouquin ou d’agir en conséquence si l’auteur est mort. Il s’élance avec Linda Styles (Julie Carmen), cadre dans cette maison d’édition (et seule personne avec l’agent à avoir lu le dernier livre de Kane), vers la ville d’Hobbs End dans le New Hampshire, où est censé vivre Kane.

Il est difficile de faire le compte-rendu de L’Antre de la Folie tant le film regorge d’idées, parfois autonomes et toujours géantes, nourrissant sa réflexion sur la fiction et l’imagination. L’hégémonie de celles-ci sur la réalité amène une redéfinition de cette dernière, des normes et de la folie. John Trent évolue dans des mondes auxquels il ne croit pas, pourtant ceux-ci sont sa nouvelle réalité : de cette manière Carpenter met en scène l’impact d’univers fantastiques comme ceux de Lovecraft sur ceux qui y ont jeté leur regard et leur âme. Ils en sortent affectés de manière irréversible et leur prise de conscience est une folie : l’ignorance est une folie dans le sens où notre compréhension est défaillante.

Avancer vers la connaissance des univers larvés dans notre réalité superficielle, découvrir leurs mécanismes profonds, c’est entrer dans une matrice où la folie règne, mais d’une toute autre manière. À mesure que nos perceptions gagnent du terrain, nous nous installons dans la folie, car la véritable nature de l’Univers se dévoile dans son infinie complexité, mais d’une manière limpide que notre esprit ne saurait dominer. La folie n’est pas de s’adapter ou de le refuser, c’est d’être, dans un espace où nous sommes un pion totalement dépassé, écrasé par le vertige, privé de nos certitudes pour être confrontés au règne implacable d’éléments omnipotents.

Nous savons déjà que ce vertige va gagner : mais est-ce vrai, à quel degré et surtout, comment arrive-t-il. Les germes de son triomphe sont déjà partout, la folie collective se prépare, avec l’hégémonie de cet au-delà dont Kane est le porte-parole. Avec lui le film illustre la nature épidémique de la fiction et des croyances, capables de faire bousculer la vision de la réalité chez les lecteurs ; au point de modifier celle-ci, croit-on d’abord, ou d’amener une perception plus conforme à ses caractéristiques, ce qui est terrifiant et plonge dans la nuit l’individu incrédule comme celui illuminé. Sans basculer encore, Carpenter arrive à figurer l’indicible, avec une certaine profusion. Cela donne une tonalité furieuse à l’attente de l’inéluctable, caractéristique de son cinéma et de son rythme.

L’atmosphère est hybride, l’effroi et le grand-guignol, l’humour et le désespoir s’associent avec bonheur en laissant à chacun son intégrité. La réalité du spectacle est mouvante, baroque, la séance est fascinante, extraordinairement intense tout en inspirant une certaine décontraction. Aller vers le monde de Sutter Kane est angoissant, mais délectable, comme se plonger dans une perception parfaite de l’état des choses, entrer dans un système explicatif sans failles, se perdre dans un dédale infini et grandiose. Que de promesses menaçantes mais exaltantes, où les illusions et les repères cotonneux vont voler en éclat pour céder la place à une force véritable.

Tout en frappant par son unité, L’Antre de la Folie semble inépuisable. La quantité d’intuitions que Carpenter fait passer en 1h30 et avec une telle fluidité est affolante. Halloween était un aperçu quasi parfait de l’horreur finale, L’Antre de la Folie l’est pour le fantastique. Il associe un concept ambitieux à une vivacité de chaque instant, pour une stimulation optimale sur toute la durée : c’est un sommet d’intelligence et un divertissement à tous les degrés, un film nous détournant de la réalité telle que nous la conçevons ou l’expérimentons, pour nous ouvrir à un univers d’une épaisseur et d’une cohérence parfaites. Il aura un épilogue monumental avec La fin absolue du monde, épisode de Carpenter pour les Masters of Horror, écrasant l’ensemble de ce que cette collection a fournie.

Note globale 98

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Suggestions… L’armée des 12 singes

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BAD LIEUTENANT ++

25 Jan

bad lieutenant

Le plus grand film sur un personnage abîmé et à bout de lui-même touché par la grâce. Le bad lieutenant campé par Harvey Keitel n’est pas un junky débile ou un de ces paumés apathiques quelconques ; il renvoie à tous ceux qui sont nés ou rapidement devenus sans espoir, vivant en enfer et pour lesquels toute croisade est non seulement inutile, mais aussi carrément inimaginable. Elle l’est pour eux à un niveau profond ; mais aussi car dans le contexte, cela n’aurait aucun sens, cela ne peut pas survenir.

Tourné en 18 jours dans les rues de New York, Bad Lieutenant se déroule dans la banlieue de ce phare du ‘monde libre’ au début des années 1990. Un lieutenant de police drogué et corrompu est sur la pente fatale : son corps commence à se délabrer et surtout ses dettes grimpent. Sa passion des paris sportifs le mène à la ruine et ses créanciers s’impatientent. Face à cette pression, il reporte et mise toujours plus sur les Mets de Denver pourtant promis à l’échec. En quête d’un sursaut miracle tout en se sachant perdu, il cherche la rédemption tout en allant au bout de sa descente.

Bad Lieutenant est le climax de la carrière d’Abel Ferrara, où ses thématiques manichéennes, son sens du tragique, sa vision de la dégradation et du salut sont subjugués. Il a investi avec Harvey Keitel une énergie sans limites pour concevoir ce film, impliquant toutes les sortes de ressources disponibles, y compris l’entourage de l’acteur pour interpréter ses proches dans le film par exemple. Les scènes de shoot sont réelles. Avec la nonne de L’ange de la Vengeance, le bad lieutenant est le personnage le plus grand de toute l’oeuvre de Ferrara.

Il en fait une figure christique tellement aboutie que Scorsese a vu dans Bad Lieutenant ce qu’il aurait voulu faire sur La dernière tentation du Christ. L’ambivalence de Ferrara (se déclarant catholique sans la foi) envers la religion a toujours marquées ses œuvres ; dans Bad Lieutenant, les conceptions catholiques sont à la fois libératrices et castratrices. Il faut en passer par le pardon et même par le martyr pour trouver la lumière, mais le ré-enchantement lui-même, s’il ouvre à la paix de l’esprit, ne sauve pas notre corps physique ni notre existence en ce monde.

La religieuse violée a admis cela depuis longtemps. Elle refuse de parler aux enquêteurs mais aussi au lieutenant car elle a déjà pardonné à ses agresseurs. Elle estime que ce sont des miséreux et les miséreux prennent, car ils n’ont rien (c’est exprimé en ces termes). Aussi, le lieutenant se trompe en croyant que promettre « la vraie justice » va la sensibiliser. Il se trompe en pensant que c’est par la punition des pêcheurs, aux actions autrement nocives que les siennes puisqu’ils ont souillés un autre corps que le leur, qu’il va laver son âme. Il va apprendre le pardon sans pour autant apaiser sa souffrance.

Bad Lieutenant est une expérience de vie percutante, donc, secondairement, un film très important. Rarement une création est en mesure de traduire une vérité aussi instinctive, reptilienne. L’interprétation d’Harvey Keitel, auquel la caméra se colle tout le long, est inoubliable. Il y a chez lui une volonté admirable mais folle de croire à sa puissance, même quand on a tout perdu et aucune chance, en minimisant ou occultant carrément les éléments extérieurs. Son attitude dans les paris est donc similaire : malgré les faits et leurs cruels rappels, il veut croire dans ceux qui semblent perdus. Pourquoi s’obstiner, pourquoi courir dans le mur ? Parce qu’en y croyant, c’est sûr, oui c’est sûr, ça passera car la ténacité mérite d’être récompensée !

Et si cela échoue, alors ce sera l’impasse et ainsi terrassé, il n’y aura plus qu’à rebondir avec plus de vigueur que jamais. Il faut tout saboter pour sortir de ces schémas pourris, c’est alors qu’apparaîtra la voie ! En attendant, si on est encore vivant et toujours sur cette pente, c’est qu’il nous reste encore une distance avant la sortie de l’enfer. Peut-être aussi que cette issue est un piège, peut-être qu’il y a trop d’efforts sans récompenses, peut-être que ce sera le vide au bout du chemin car somme toute, cet enfer est notre bourreau et notre définition.

Bad Lieutenant connaît le rôle du déni et celui des attitudes suicidaires dans le parcours d’une personne. En plus de la tenation de l’auto-destruction, de la recherche du Graal ou d’une vérité intérieure, il met en relief cette aspiration à s’installer dans un sanctuaire sur-mesure. Ainsi la prostituée fréquentée par le lieutenant a choisi de vivre dans sa bulle, car le monde prend trop et n’apporte rien. Il « faut se dévorer soi-même » dit-elle pour justifier sa résistance. Au lieu d’être souillé, volé, trahi, encore, encore, par ce monde sordide, il vaut mieux l’autarcie, quitte à mourir de ses fantaisies pour protéger son intégrité.

Note globale 98

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Suggestions…  Légitime Violence 

Note ajustée de 99 à 98 suite aux modifications de la grille de notation.

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FAMILY PORTRAITS ++

7 Jan

Family Portraits est une trilogie, un work in progress composé de deux courts et un moyen-métrage empilés. Ce triptyque réunissant les premiers travaux de Douglas Buck gravite autour du même sujet. Il expose des corps sans raison, des organes sans foi, des hommes sans orientation. Le premier film est cauchemardesque, le second abominable, le dernier désespérant. A chaque fois tout est vrai, le cinéaste relie le dérisoire neurasthénique et l’essence blessée, présentant une anthologie de la souffrance avec un regard absolument naturaliste, inspirant la terreur d’une âme virginale devant l’horreur d’une venue au monde dans la désillusion.

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Contrairement à ce que suggérerait une grille de lecture schématique, Douglas Buck n’a pas un problème avec l’Amérique mais avec la race humaine : il connaît ses zones d’ombre, ses faiblesses et ses détresses les plus sordides. En effet il n’y a pas de propos social objectif et référencé, et le cadre mélancolique et neurasthénique des 60s, de la middle class US ou celui de l’Amérique rurale désenchantée pourrait trouver des substituts : simplement il correspond à merveille aux besoins de la description de Buck. L’anachronisme de ces portraits ne servent pas un quelconque discours sociétal et les envisager ainsi serait un contresens ; ils servent une peinture à la fois subjective, personnelle (à la nostalgie paradoxale) et universaliste. Le sujet est la famille livrée à elle-même, tapie dans un coin de la civilisation, ou carrément absente et suffisamment repliée pour devenir le théâtre des angoisses les plus sordides, celui où jaillit et imbibe les murs le morbide le plus sourd et imperceptible.

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Le grand sujet de Family Portraits, c’est la dégénérescence galopante demeurée à l’intérieur d’une société épanouie et plus encore, la rupture avec le monde réel et avec l’existence. Pour ses personnages, c’est comme s’il n’y avait plus de lien à la vie, sociale bien sûr, mais générale, même intime. Gris et invisibles, ils sont déjà rendus dans le couloir de l’extinction. Ils ont dépassé le cap où on redoute la mort ou l’oubli ; nullement dissociés, ils habitent pourtant un corps fardeau et sont totalement desséchés. Leur contenance et leur vitalité appartient déjà à une ère antédiluvienne (premier court), voir n’a jamais été (second) ; dans le dernier film pourtant, cette vibration intérieure presse encore et s’agite comme s’il y avait moyen de ressusciter ; il y a là une force qui n’est plus accessible à la femme du premier film. Si elle poursuit désespérément cette vibration intérieure, elle n’est plus en état de comprendre ce qui l’anime.

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Le premier film, Cutting moments (1997) nous entraîne totalement au-delà du monde sauvage, car dans celui-ci les individus retrouvent leur force primitive ; or ici leur instinct de survie lui-même s’est évanoui. Il évoque l’horreur d’être né pour une femme réduite à sa chaire elle-même devenue artificielle. Le spectateur est précipité auprès d’un couple évanescent, dans un contexte où ils ne sont plus accessibles ni à la conscience, ni à la culture ; et même plus à leur nature. Des objets inertes, aliénés, sans limites, ouverts et cloîtrés sur le néant, perdus au milieu de l’abîme le plus terne et définitif. Le geste si dérangeant de la femme délaissée foudroie par sa virulence gore, mais il ne fait qu’affirmer sa fureur sourde et sa frustration. Il ne rassure pas, car il porte au comble de l’horreur ; mais il apporte un échappatoire, une réponse définitive, à un délabrement immuable et global et en cela, cet auto-destruction est une délivrance. La plus ignoble mais la seule, l’évidente.

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Home (1998) prend un chemin différent. Il emmène regarder ce qu’il y a de candide et d’élémentaire avec un désespoir froid, sans aucune introspection consentie, plutôt dans le carcan du prisonnier d’un présent inhibant, donc sans alternatives. Moins déroutant que les deux autres, il plonge cependant sur un sujet beaucoup plus prégnant, commun et usuel, en présentant un homme atrophié, intégré socialement par défaut. Le thème est tellement trivial et jamais on aura senti à ce point au cinéma la toxicité de cette absence (à soi comme au reste) partagée (un homme et une femme totalement épurés et leur fille, otage évanouie encore trop jeune pour essayer de se consumer et disparaître de cet antre fonctionnel et spectral). Le personnage central de Home est un normopathe par compensation et défense devant le vertige : au premier abord, vivre est une maladresse, une fatigue, un hasard vain. Mais plus avant, on saisit que cette réalité est beaucoup plus coriace et dérangeante, car vivre sans être ni s’animer est une prison et une punition de chaque instants. Cette fois encore le monde civilisé a été abandonné, mais le père dogmatique s’y accroche pour esquiver ce malaise, ce cri intérieur inaudible et déchirant : sa connexion empruntée et factice est celle du fanatique aveugle non par passion, ivresse ou illumination, mais parce qu’il est une toile vierge qui doit se remplir pour éviter d’être balayée. Pourtant il y a bien ces tentatives de fusions, cette quête d’émotion partagée, le père s’intéresse à fille et tente d’exprimer un affect sincère. Il y a encore une chaleur, ou son invocation, et la vague sensation d’une vérité qui n’est pas là, ou bien trop loin – mais la lumière n’est nulle part et là encore, Buck montrera une famille cédant, de dépit, au retrait et à la froideur absolue, par l’auto-consumation la plus brutale, la marque de déception face à la condition humaine la plus flagrante et laide.

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Le troisième fragment, le plus long, invoque et met à l’épreuve toute l’empathie et les tripes qu’on puisse contenir. Prologue (2003) est aussi celui qui nous libère des enfers pour nous engluer dans une réalité triste, mais une réalité enfin, une condition émergée. Le malaise devient plus limpide (et manifeste – au point d’être caricatural compte tenu des jaillissements tétanisants ayant précédé), plus proche de l’homme du quotidien ; puisqu’on se débat dans la vie, sans jamais l’ignorer, juste en la subissant. C’est terrifiant et ça vous retourne l’âme, mais il y a des morceaux d’espoirs, des élans, une rémission possible ; et parce que c’est seulement terrifiant et atrocement humain, il y a aussi l’envers, l’aptitude à surmonter le mal et le pourri. Ce dernier film, d’une beauté sidérante, envisage l’après, alors que les précédents n’avaient plus de références spontanées et mobiles, ne serait-ce que celle du temps. Sa noirceur est omniprésente mais les efforts auxquels on assiste la gomme déjà : on sait que plus rien ne sera jamais heureux, mais au moins la vie est possible et il n’y aura pas besoin de la simuler. Et la douleur a un nom alors même quand elle est atroce, elle n’est pas seulement à l’intérieur : la désolation est dehors et dehors, on peut réparer et les autres sont là pour ça aussi. Réparer et être réparés.

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Ces trois séquences sont le théâtre d’individus qui ont rompu, ne sont plus sur la scène de la vie. Ils ne se sentent plus, ou alors seulement comme des symptômes blafards, des boursouflures, mais de rien ni de personne. Mais il y a des nuances, entre la vie avortée et impossible (Cutting), la vie intenable et psychotique (Home), la vie frustrée et ratée (Prologue). Si le second morceau marque un traumatisme et une non-vie, le premier égare vers une vie non pas suspendue, repoussée ou travestie, mais annulée ; le troisième en revanche marque un retour à la vie, avec la conscience et l’implication, ou au moins le lien, au monde autour. Ses personnages éprouvés voient d’autres vivre et même s’ils peinent, même s’ils le font mal, ils font face à une noirceur et une abîme identifiée. Il n’y a pas cette humanité dans le second (Home) où il s’agit de composer avec, sans jamais trouver de ressource ni de subterfuge, sans d’ailleurs rêver d’une délivrance qui trahirait l’échec ; c’est encore moins pire que dans Cutting où non seulement il n’y a pas de recul sur cet abîme, mais où on y est enseveli au point qu’on ne se rappelle plus d’aucun mythe, même pas des siens ni d’avoir pu exulter.

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Family Portraits permet de voir la vie comme jamais on ne veux la subir ; somme toute, tous nos efforts sont exécutés afin d’éviter exactement les états inhibés ici. Chacun ne poursuit rien d’autre que les substituts de ses instincts les plus vitaux ; or cette morale organique échappe aux personnages du film et c’est pour ça qu’eux connaissent l’horreur réelle, cadenassée et irréversible. Ainsi ce chef-d’œuvre est plus nocif et percutant qu’un document à charge politiquement téméraire qui remettrait à plat quelques certitudes parmi les plus élémentaires sur l’Histoire telle que nous l’avons apprise ; c’est un brûlot fou contre les recoins de vie et de mort les plus repoussants mais tapis, prêts à surgir lors des radicaux mouvements de régression et de solitude. Ce film, comme nul autre, pose ce que tout le monde réprime, lève le voile sur ce qui, en vérité, nous écorche et nous angoisse.

Note globale 98

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BRONSON ++

5 Jan

Bronson n’est pas un film sur Charlie Bronson, le prisonnier le plus violent d’Angleterre. Ce cas social flamboyant n’a pas grand intérêt et même si Winding Refn est passé le consulter dans sa cellule pour l’occasion, il ne donne rien de ce ‘vrai’ Charles Bronson. Il n’y a finalement que le nom et la référence à l’IRL pour faire de ce Bronson un biopic, pour le reste il est tout autre chose : le portrait d’un narcisse absolu, violent et maniéré, d’une ironie burlesque incroyable (par défaut, entre Lynch et Woody Allen) et d’une franchise divine.

Bronson est un miracle et notamment un miracle esthétique. La BO est employée avec un génie dépassant la notion de bon goût, mêle new wave, classique et Glass Candy. Chaque instant est précis et virtuose, le spectacle a un charme magique sans jamais relever de l’illusion ou de l’artifice vide. Pour Winding Refn, la mise en forme de sa créature passe par un lyrisme total et pourtant distancié ; paradoxe kubrickien, il est donc naturel que le cinéaste se retrouve dans l’auteur de Eyes Wide Shut. Il faut ce genre de fureur glacée pour obtenir une telle complétude et s’attaquer à des sujets si forts que le scénario ou les paroles y deviennent de petits outils dérisoires.

Michael Gordon Peterson a un destin, une vocation, mais il ignore dans quelle voie s’engager pour exprimer ce Moi grandiose. C’est tout le problème du réel : il faudrait s’intégrer dans une case et exceller, or il n’y a pas de sur-mesure. Chaque opportunité mène à cadenasser sa personnalité, avec pour conséquence de galvauder voir gâcher son âme – et pour Bronson, sa puissance, sa virtuosité (plus qu’une vaine prétention au ‘génie’). En vérité, il n’y a pas de possibilités : et comme tous, Michael va filer s’endormir dans une petite vie banale. Et comme les jeunes de sa condition, ce sera pour une existence un peu médiocre, sans les satisfactions de la marginalité ni celles de la richesse, juste une vie plus confortable que celle des miséreux, mais quand même celle d’un petit prolo ; et un jour d’un sous-bourgeois s’il s’est bien fait suer à la tâche.

Ce n’est pas une vie pour un individu avec une vocation. Attention, Bronson n’a pas d’ambition au sens social, il ne cherche pas à obtenir du pouvoir, ne serait-ce que pour se protéger ou jouir aux dépens d’autrui. Son ambition est bien plus profonde et égocentrique : il veut être une forme en perpétuelle exaltation. Il aspire à la célébrité sans le moindre souci de reconnaissance, mais pour renverser la table : il n’a pas à être l’otage de la réalité, c’est les autres qui vont devoir accepter ses conditions ; et s’ils ne sont pas là, peu importe, l’essentiel n’est pas d’épater la galerie.

bronson 01

L’essentiel c’est de faire de sa vie une œuvre. Bronson est inlassablement en représentation, sacralise les élans de son égo, repousse les limites objectives, triviales mais aussi celles internes ; il est donc un vrai artiste. C’est un méga troll lyrique à ses heures mais il n’a pas de déguisement : la violence est sa voie naturelle, une réponse méthodique et spontanée à la réalité. Elle démontre l’authenticité de ses performances. Il est son œuvre en action, il n’y a pas de masque, les costumes sont soumis à sa volonté, jamais l’inverse. Nicolas Winding Refn a envisagé son sujet, soit le personnage dont on lui avait confié d’accomplir le portrait, d’une façon voisine à celle d’Oliver Stone sur The Doors : le film est une immersion dans la vision du personnage de sa légende en marche, pour laquelle toute son existence est consacrée, presque sans autoriser de déviations. 

Par rapport au Morrison de Stone, Bronson est plus agressif et son identité conceptuelle. Le Bronson à l’écran est un cafard et se vit comme une star. Michael Petterson, le poussif écrin initial, n’était qu’un préambule brouillon à Charles Bronson [que le personnage éponyme considère, textuellement comme son  »nom de scène »]. Les esprits frivoles (ou blasés) disent que la vie est un théâtre ; Bronson ne caresse pas cette idée, il passe sa vie à disserter autour au premier degré de sa personne. Le ton du film est souvent théâtral, le film lui-même s’offre à tous les degrés à Bronson comme l’espace de sa représentation perpétuelle, suivant ses élans où il devient une bête sacrée [les couloirs de la prison, l’achèvement de son body painting], où il se mue en orateur, développant sa pensée, narrant ses exploits fantasmés et effectifs à un public placide (il ne lui prête aucune personnalité), ponctuellement ravi.

Les commentateurs ont souvent évoqué Orange Mécanique à la vue de ce Bronson, en raison de son amalgame de brutalité physique et de raffinement, de sa sauvagerie stylisée lors de séquences bercées par de la musique classique. Bronson n’est pas une œuvre politique ou une prophétie sombre comme ce rapprochement pourrait le laisser croire. Il ne se focalise pas sur la société mais sur un idéal tragique et hilarant de liberté totale (acceptant paradoxalement les barrières : la prison c’est l’endroit où soigner « ses outils »), liberté que s’octroie Charlie en dépit de son absence de ressources, de fonction sociale ; mais aussi en dépit de la satisfaction qu’il pourrait tirer d’une société ordonnée mais relativement permissive. Il n’y a pas de poids moral, de perversions ou de crasses sur ses épaules. Il ne devient pas un criminel à cause des contingences, il ne l’est pas en réaction à une situation d’abus, il l’est simplement parce qu’il ne renonce pas à son idée d’être un artiste.

Aucune contestation d’un ordre établi : la répression dont Bronson fait l’objet est toujours légitime, voir même assez douce, sauf dans le cas de l’internement psychiatrique où il trouve effectivement une réponse totalitaire et sordide. Finalement, si Bronson utilisait sa violence de manière plus structurée, il pourrait cohabiter avec la société, voir lui rendre service. Mais l’artiste ne veut pas prendre le risque de jouer en vain ni d’être perçu pour ce qu’il n’est pas.

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À la fin, alors qu’il est dans une voie sans issue, Charlie excelle dans la peinture. Dès que celle-ci est perçue comme son moyen d’expression dominant, celui par lequel il devrait enfin briller tout en étant accepté par la société, Charlie refuse. Son intégrité est menacée. Il ne saurait être condamné à s’affirmer dans un segment, il n’y serait dès lors plus à l’aise : il est artiste intrinsèque, il n’est pas artiste en vertu d’activités spécifiques. Alors il opte non pour un sabotage (même si c’est en chemin car c’est logiquement impliqué), mais une performance vraie, un dernier coup-d’éclat. Pousser les frontières extérieures à bout, s’afficher, s’approprier la liberté. Pourtant le prix de l’émancipation, c’est l’opposition. L’artiste est un suicidaire sublimé.

Des sommets Pusher 2 et 3, Winding Refn conserve l’énergie, la liberté et une intense empathie pour les personnages marginaux et ambigus. Avec Bronson il s’oriente vers une esthétique plus voluptueuse, glamour et froide, distinguant également ses films suivants, bien qu’ils soient très différents par leurs univers. Il est a-priori très étrange que l’emprunte unique de Winding Refn se distingue aussi bien dans les Pusher avec leur style documentaire que dans Bronson ou Only God Forgives au raffinement extraordinaire. Justement les Pusher, malgré leur manque objectif de manières, touchaient à la grâce et étaient sujets à une certaine démesure formelle. Ce n’est pas tant une question d’effets : Winding Refn met en scène des opéras. Cette chorégraphie des instincts est justement moins prégnante dans ses films plus mitigés, comme Drive ou Inside Job.

Elle exulte comme jamais avec Bronson, objet si fabuleux que Winding Refn pourrait très bien lâcher sa carrière ici. Lorsqu’on accède à une telle pureté, il n’y a plus de justification à apporter. Chercher encore la perfection lorsqu’on l’a tutoyé à ce point deviendrait presque obsolète. Bronson est un spectacle dément, positivement dément. Il n’a rien du film malade ou boursouflé qui échapperait à un auteur dépassé ou en retard sur ses aspirations ; rien du catalogue poli ou même tapageur d’une existence vénérable ou éclatante. C’est un mythe, fabriqué, déroulé, refermé, c’est le biopic de tous superlatifs hallucinés s’il en faut un, c’est pourtant un non-biopic et une vraie démonstration de sainteté. Bronson par Thomas Hardy c’est l’accomplissement des rêves d’un enfant pressé et intransigeant. Et Bronson par Nicolas Winding Refn c’est l’extase dans la clarté, c’est éprouver toutes les émotions positives tout en restant complètement alerte.

Note globale 100

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Suggestions…  Tueurs Nés + Reservoir Dogs 

Note ajustée de 100 à 98 suite aux modifications de la grille de notation.

 

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Nicolas Winding Refn sur Zogarok >> Only God Forgives (2013) + Drive + Valhalla Rising, le Guerrier Silencieux + Bronson + Pusher 3 + Pusher 2 + Pusher + Inside Job/Fear X + Bleeder

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HELLRAISER II : HELLBOUND, LES ÉCORCHÉS ++

29 Nov

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Hellraiser II n’est pas parfait, juste miraculeux. Il flirte avec la perfection, l’embrasse à plusieurs reprises, commet quelques fautes de goûts aussi délectables que ses exploits les plus éclatants. C’est une merveille à l’état brut. Hellbound est la suite du film-culte Hellraiser le Pacte où Frank revenait dans le monde commun et apportait avec lui une boîte mystérieuse, portail vers un monde de plaisirs et de souffrances. Il ne s’agit plus de drame familial ou du portrait de personnages borderline (au-delà de tous les avatars, le film tournait autour de Julia, sorte de femdom dépressive redécouvrant l’exaltation) mais d’une incursion dans cet univers d’où émanent les Cénobites. Dans Hellraiser II, nous entrons dans la boîte. 

Le Ying et le Yang, indissociables

Enchaînant directement après le final de Hellraiser, ce second opus a bénéficié d’un budget conséquent, bien que retaillé par la New World Pictures. Il a en revanche subit la censure dans le monde anglo-saxon en raison de son ultra-violence (la chair éprouvée, les rangs de dépouilles féminines offertes à Julia), comparable à celle exhibée dans Martyrs. Réalisé par Tony Randel, Hellraiser II connaît un honnête succès commercial mais perturbe la critique et le public. On lui reproche notamment ses fulgurances, voir ses incohérences (pendant longtemps, le film n’était accessible que dans des versions bancales – le montage approprié et complet est récent, mais somme toute il ne change rien à l’essence du programme). Son absence de lien à toutes les conventions et aux repères connus dérange, sa virulence et ses  »exploits » font halluciner. Tout le monde n’est pas près à accepter ce Nirvana sado-masochiste.

S’il y a un film dantesque dans l’Histoire de l’horreur ou du fantastique, c’est lui. Dans le pire des cas, il est sur le podium. Basculement total dans l’antre des monstres (les Cénobites, créatures de la boîte, sont au cœur des réjouissances), Hellraiser II invente un labyrinthe aux confins de l’enfer et du mystère. Il insinue des symboliques profondes, souvent inédites, parfois enfantines, avec une part de grotesque, toujours jusqu’au-boutistes. Le monde mis en scène est absolu, d’ordre démesuré, d’animalité sublimée ; là où la civilisation est dépouillée, où les décors les plus fantasmagoriques et grandioses restent, au service d’une course sans fin dans un espace où tout est possible et abondant.

Hellraiser 1 et 2 se complémentent et forme un tandem parfait, définitif. Hellbound marque le passage de l’autre côté, donnant l’accès à tout ce que ce dernier suggérait ou contenait, fondant le mythe et enrichissant son imaginaire. Par contraste avec la gravité du premier opus, d’un sérieux terrible, celui-ci marque le temps du déchaînement, où la psychologie devient une affaire seconde, les caractères se définissent d’abord par leur rapport au monde sensuel. Macabre au possible, mais beaucoup plus outrancier, il confond grotesque et sublime, onirique et trash. Explicite et spiritualité malade. Les deux films, chacun à leur manière, montrent tout ce qu’un enfant trop averti ou angoissé rêve de transfigurer. C’est encore le grand saut dans l’indicible, avec ici une proximité envers la sensation d’immortalité, de dissidence à la réalité et à la condition humaine. Une ivresse qui se solde par un chaos en trompe-l’œil, un folklore mystique croissant sous nos yeux, notamment dans une seconde moitié parfois délicieusement absurde, toujours tournant le dos au réel.

hell2 ishotNouvel ordre sous le joug de l’outrance et de la jouissance

Les attitudes du film stimuleront, heurteront ou laisseront sceptiques, catégoriquement : Hellraiser II refuse la demi-mesure et suscite la même intensité, ou génère rejet et distance. Le film a le goût du grotesque de la manière la plus littérale qui soit, tout en jouissant d’une mise en scène de qualité. Le raffinement tonitruant est à chaque endroit, par la BO de Christopher Young devenue épique, par les décors flamboyants, par les choix scénaristiques audacieux. À certains égards, Hellraiser II réinvente les totems du fantastique, en plus d’innover avec les siens propres et ceux de la franchise. Le retour de Julia est très significatif en ce sens : véritable maîtresse des enfers, d’une élégance  »glam-kitsch » (et 80s) absolue, elle est aussi au cœur d’une relecture du mythe de Frankenstein. Avec Channard, qui lui a permis de remettre le pied dans le monde commun, elle réalise un tandem maléfique, tourné vers les forces occultes (le Léviathan, nouvel avatar et pilier des Enfers sur-mesure) et la satisfaction suprême. Ce même docteur Channard, à la tête d’un asile, s’avère un pervers complet derrière une façade conformiste et légale. Lorsque, dans la toute dernière partie où le film se perd en rebondissements et flirt avec le jeu de rôles (dimension sympathique au demeurant, assez fascinante même), Channard amène le film vers la farce gore par ses excentricités. À la fois spectateur-voyeur et participant odieux, ce personnage apporte beaucoup avec ses multiples facettes, tout en immisçant une sorte de neutralité, d’extériorité au mythe, permettant de prendre du recul et le voir avec plus de sagesse et de neutralité, sans rien en démythifier.

Multipliant les démonstrations dans une sorte de parade cauchemardesque, Hellraiser II s’avère aussi radical et à l’aise dans le thriller, le fantastique, le thriller puis finalement l’heroic-fantasy. Un ensemble d’une originalité prodigieuse, aussi déconcertant que subjuguant par son style, sa faculté d’associer lyrisme et farce premier degré avec naturel, précision et fureur. Les visions les plus inouïes s’enchaînent avec grâce et cohérence. Le cadre de l’hôpital psychiatrique est intégré dans l’ivresse et apparaît comme une antichambre de la boîte, un endroit où les pulsions et les passions auraient libre court, dans leur parcelle réservée. Les apparences sont ambiguës et une visite auprès des grands malades se transforme en passage à l’abattoir (avec Channard derrière la lucarne, comme un prêtre auscultant ses patients à bout), ou dans une usine ordonnée pour la dépravation. Les auteurs ont été d’une générosité inouïe et d’une imagination sans limite.

Rapport à la saga

Après l’orgasme aussi, il y a la descente. Hellraiser va se poursuivre avec de nombreux opus, neuf à ce jour, dont un supplément improbable en forme de documentaire. Clive Barker, scénariste de la nouvelle originelle qu’il adaptait via le film inaugural, sera lié aux quatre premiers opus. Pour les trois suites de son chef-d’œuvre, il collabore avec Peter Atkins pour le scénario. Ensuite, les direct-to-video seront improvisés par des réalisateurs détachés, avec des équipes différentes, seul Doug Bradley rejoignant les troupes.

Concernant Hellraiser II, il a été réalisé par Tony Randel. Avec ce premier film (si on omet l’anonyme Def-Con 4), il annonçait son style graphique inimitable, coloré et tranchant, qui cependant ne trouvera et de très loin, jamais une expression un tant soit peu comparable à celle d’Hellraiser II. C’est qu’il faut aussi une équipe, de la matière, une inspiration. Une manne et des génies pour stimuler le sien, en d’autres termes.

Tous les autres opus de la saga Hellraiser s’écarteront de l’intrigue originelle du Pacte, avec des personnages différents, voir un point de vue très éloigné, dénaturant le lien aux sources (notamment les direct-to-video de Rick Bota).

Note globale 98

Page Allocine & IMDB   + Zoga sur SC

Suggestions… Phantasm + Cannibal Holocaust + Hollow Man + Frankenstein + Killer Klowns

La Saga >> Hellraiser le Pacte + Hellraiser II Hellbound : les Ecorchés + Hellraiser III : Hell On Earth + Hellraiser IV Bloodline + Hellraiser V Inferno

Note ajustée de 99 à 98 suite aux modifications de la grille de notation.

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