Tag Archives: souvenirs

SÉANCES EXPRESS n°13

5 Août

> Carne*** (70) drame Français

> 3h10 pour Yuma*** (68) western USA

> 29 February* (30) horreur Corée du Sud

*

*

*

CARNE ***

3sur5 Un boucher élève seul sa fille handicapée mentale, dont les formes naissantes le trouble. Les jours se suivent et se ressemblent, mais une tension sourde s’accroît. A la télévision, un orateur scande, dans un langage mystique et menaçant, des incantations à oser sortir de sa léthargie, de la non-vie, pour évoluer vers la « lumière » et donner du relief à son existence.

*

Le parallèle peut sembler curieux mais saute à l’esprit : avec sa façon de coller au quotidien pour en tirer l’essence et les secrets, Carne provoque un effet voisin de celui procuré par Eraserhead. Rien de lynchéen au programme pour autant : si Eraserhead poursuivait les paysages internes du personnage, ici le quotidien bascule vers le pathétique et non l’onirique. L’angoisse est à l’extérieur, il s’agit justement de cette réalité vide, dans laquelle les personnages sont piégés, mais dont ils s’accommodent, parce qu’ils sont pauvres, parce qu’ils n’envisagent pas d’autre réalité, parce qu’ils s’aiment malgré leur inhibition (voir leurs autismes respectifs).

*

Troisième court-métrage de Gaspar Noé, Carne est le premier film des « Cinémas de la Zone », société de production permettant à Noé et son épouse de concevoir, mais au prix de sacrifices sur leur qualité de vie, leurs propres films. Déroutant, démonstratif, absorbant mais mal-aimable, cette balade au contact des survivants impotents (de la prison à l’arrière-boutique) est une sorte d’avant-propos non-prémédité de Seul contre Tous : les mêmes thématiques y sont disséminées, la délivrance par l’inceste (finalité logique voir mécanique pour les hommes et femmes cumulant exclusion sexuelle, socio-culturelle et économique) est déjà suggérée. Sur le plan esthétique, l’approche de la condition humaine est totalement désabusée, brutale et terreuse.

*

Par déférence pour le réalisme trash et sans ambages, Noé ne recule pas devant les rituels nauséeux du quotidien. Cela peut ressembler à de la provocation gratuite, c’est exécuté avec talent : la séquence d’ouverture, avec la mise à mort d’un cheval, est une espèce d’hommage difforme au Chien Andalou de Bunuel, un des modèles du cinéaste-cinéphile. En même temps, l’inceste lui, reste couvert, tout en débordant à chaque recoin, à chaque volonté. Par ailleurs, la rencontre de l’autre sexe évoque, peut-être malgré elle, Delicatessen, sorti la même année (1991), croisé Fassbinder. Sur le plan formel, la recherche d’interactivité et d’implication du spectateur est exécutée par quelques panneaux rédigés au premier degré sous forme de question rhétorique, de mise au défi (« Etes-vous à l’abri d’un dérapage ? ») ou de  »vérités » cyniques (« la plupart des embryons naissent par erreur »).

Note globale 70

Page Allocine, page IMDB

*

*

*

3H10 POUR YUMA***

3sur5Parmi les récents néo-westerns, le film de James Mangold tire largement son épingle du jeu. Remake d’un petit classique éponyme du genre (1957), 3h10 pour Yuma est d’un classicisme certain (il ne rate pas les passages obligés) et accompli, revisitant sans nostalgie comme pour dépoussiérer, voir  »rebooter » (sans pour autant viser le chef-d’oeuvre) toute l’imagerie du western. Mangold filme l’Arizona, les duels et les attaques comme si c’était la première fois. Il se soustrait ainsi, dans le traitement au moins, à toutes références.

*

C’est surtout une oeuvre morale, sans facilité ni hypocrisie. La conduite de Ben Wayd (Russel Crowe, génial) au fameux train est l’occasion d’une conversation sur le Bien & le Mal, sur l’honneur et la tentation. On devine assez facilement ou cette approche de deux êtres antagoniques mènera, mais Mangold réussit à maintenir la tension jusqu’au bout. La richesse et la beauté du film, pour le néophyte comme pour les habitués des paysages de l’Ouest Sauvage (l’Arizona par Mangold est enchanteresse), viendront d’abord du scénario et de la profondeur accordée à des figures pourtant anodines sur le papier.

Note globale 68

Interface Cinemagora

*

*

 

*

29 FEBRUARY *

1sur5 C’est un segment de la série des « 4 Horror Tales », films horrifiques coréens, ou tout se déroule dans les souvenirs d’une patiente d’hôpital psychiatrique. Au menu, une malédiction, thème usé mais dans ici dans une variante assez pittoresque ; en effet celle-ci surviendrait tous les 4 ans, le 29 février. En réalité cette date maudite s’avère rapidement être l’alibi des turpitudes d’un psychopathe bénin.

*

Acteurs de second rôles au rabais (palme d’or à l’amie de l’heroine), trame puérile, effets sonores et  »de peur » grossiers, très cheap avec des mouvements de caméra  »narratifs » basique genre champ/contrechamp mouvants… Le film cumule toutes les bourdes les plus ordinaires d’un certain cinéma sans prétention artistique ni identitaire. 29 February est un ersatz des classiques asiatiques du genre que ses boursouflures stylistiques de série B rendrait presque sympathique par intermittence si le film n’était pas aussi gangréné par l’insignifiance et miné par l’ennui.

*

On sait dès le départ ce qui nous attend : dès lors, il s’agit de s’immerger aurprès de héros qui vont faire semblant pendant une heure et demie de ne pas être au courant ou bien de manquer fâcheusement d’esprit de synthèse. Le démarrage est laborieux, le film peinant à décoller du pénible état des lieux du désarroi de cette pauvre petite chose forcément fragile et sensible que constitue l’héroine juvénile et virginale aux prises avec le Mal.

*

L’intrigue gagne un peu en fond et en forme en mi-parcours grâce à quelques épreuves concrètes et une ou deux visions trash discount. Mais rien n’y fait et le spectateur a cette impression tenace d’assister à l’aboutissement d’une commande mal démoulée. A croire que les coréens ont racheté l’intrigue d’un épisode des Contes de la Crypte phase déclinante et qu’ils se seraient efforcés de la faire tenir sur une durée trois fois longue que l’initiale. Reste pour les plus magnanimes à se complaire d’un kitsch un peu trop fâné. Ceux-là se diront sûrement que 29 February n’est jamais si bon qu’avec ses touches d’humours discrètes, la part la plus subtile du film, bien qu’elle ne manifeste une quelconque inventivité notoire. Enfin, reconnaissons à 29 February que sa tentative, dans la dernière ligne droite, de virer au slasher ésotérique était louable. Dommage qu’elle demeure si timide et ne soit pas plus stimulante que le reste.

Note globale 30

Page Allocine 

*

Voir l’index cinéma de Zogarok

LE MIROIR (ZERKALO) –

2 Nov

zerkalo

C‘est une blague. Il faut le dire sans violence ni rancœur et avoir vu Stalker suffisait à être blindé. Mais il le faut le dire : ce film, c’est une blague. Que le sens prêté à cette œuvre n’existe pas ou soit dans l’œil du spectateur, soit. En revanche, que les qualités plastiques et formelles tant louées de ce Miroir soient à ce point défaillantes, là c’est extrêmement gênant. Car sans elles, il reste un film d’auteur avec le mérite de la radicalité, de développer son style donc ; mais une source totalement asséchée par l’hermétisme pompeux de son créateur.

Que voit-on ? Des enchaînements abrupts, des mystifications de chaque instant, des séquences extatiques vacillant souvent entre onirisme et réalisme. Le réalisme, c’est le problème de Tarkovski : il filme le vent, la terre, une femme remettant ses manches, mais ça ne lui convient pas, alors il flou le tout. Charger de confusion apporte une consistance pour lui. Réalisé après Solaris, Le Miroir est une sorte de pied-de-nez au cinéma où la technique, le conformisme la rentabilité priment sur le geste artistique et sa singularité. Tarkovski estimait s’être compromis avec Solaris, aussi se rattrape-t-il ici. L’ombre d’une perche, à gauche, immense, à la deuxième minute, a-t-elle donc un sens délibéré, est-elle un fuck subliminal ?

Ou alors, sert-elle à nous indiquer, dans un élan méta-filmique, que ce Miroir est du théâtre du A à Z ? En tout cas Tarkovski ne semble pas disposé à négliger ses artifices et il compose avec Le Miroir un poème extrêmement personnel, nourri de souvenirs et de rêveries d’enfance. L’obsession pour de petits détails sensoriels, répandue un peu partout, en atteste. Mettant au point sa narration propre, Le Miroir se propose comme un voyage psychique, dans un monde intérieur sur lequel revient un vieil homme – comme plus tard dans Le Sacrifice et finalement, comme dans la plupart des réalisations de Tarkovski. Comme Lynch (Lost Highway, Eraserhead), le cinéaste russe choisit l’absolutisme de la subjectivité. Toutefois, l’hermétisme semble autant le préoccuper que l’atteinte d’une représentation précise de ses images personnelles.

Par conséquent, Le Miroir vire à l’exercice vaniteux, où les spectateurs se chargeront de projeter ce qu’ils souhaiteront, à partir d’archétypes touchant chacun. Le miroir, la mère, l’enfance, les secrets : Tarkovski n’exprime rien là-dessus, mais il envoie le champ sémantique et c’est une affaire gagnante. Nous pouvons alors entendre « Je suis de ceux qui halent le filet » sans sourciller, comme dans le pire des créations de Resnais (Marienbad). Tarkovski exécute cependant un travail esthétique singulier, donnant de beaux aperçus de Stalker à travers ses improbables tableaux bruns. Le Miroir jouit de cette invention et de belles chorégraphies de paysages fantasmés, entre photos vieillies et atmosphère post-apocalypse nucléaire. Les scènes oniriques avec Margareta Terekhova ont l’air d’ancêtres des found-footageet films de possession, ceux de la première décennie des années 2000 comme les ersatz directs de L’Exorciste.

Toutefois le résultat est loin d’être formellement imposant, à la fois à cause du snobisme de Tarkovski affichant son rejet des ressources matérielles, mais aussi parce que derrière la signature, Tarkovski se moque de la précision dans l’exécution. Il se focalise sur ses exagérations stylistiques en montage (qui sont très monocordes : même parti-pris décliné sur 105 minutes) et la direction d’acteur. Alors non : Tarkovski n’est pas un prodige sur le plan de la technique et de la mise en scène. Que cela lui plaise ou non, il a des moyens, tout en restant cet auteur scolaire et égotiste. Il manie la caméra avec aisance ? Lors d’une petite poignée de plans en mouvement, soit ; on trouve trois petites choses exécutées avec soin et intelligence, alors on généralise pour prolonger nos superlatifs.

Tarkovski a un style, c’est certain, mais il est assommant et artificiel, c’est une montagne de superflu, tout ce qu’il prétend justement ne pas être. Le Miroir est le résultat d’aspirations spiritualistes et religieuses indéterminées, un produit trop lâche pour explorer ou même cerner l’objet de ses illuminations. Il ne fonctionne que sur l’envie de s’exalter comme s’il était la quintessence d’une religion, mais refuse de passer par cette étape, avec toute la structure que cela implique. Avec Tarkovski, les méditations doivent rester sans nature et sans résultat. Il a cependant le mérite de présenter, à travers Le Miroir plus que dans les autres, une tentative de sacralisation (au sens religieux) des turpitudes intérieures d’un individu (lui-même). Ambition pharaonique.

Note globale 39

Page Allocine & IMDB  + Zoga sur SC

Suggestions… Melancholia + Les Harmonies Werckmeister

Voir le film YouTube (VO)

.

Tarkovski sur Zogarok >> L’Enfance d’Ivan + Andrei Roublev + Solaris + Le Miroir + Stalker + Nostalghia + Le Sacrifice 

.

 Voir l’index cinéma de Zogarok

.

HELLRAISER, LE PACTE ++

28 Nov

hellraiser108 julia

Il faut revenir vers Hellraiser en sachant les secrets qu’il porte de nous. Cette éminente référence du cinéma d’horreur, au-delà de ses performances gores et de ses excès ébouriffants pour son époque (1988), propose un scénario structuré jusque dans ses moindres ramifications. Il s’en dégage un pouvoir de suggestion achevé et permanent ; quand bien même on pourra juger l’œuvre dépassée dans ses effets spéciaux ou son aspect graphique (quoi de plus évident au fur et à mesure qu’un produit vieilli), la force de ce scénario traversera les âges parce qu’Hellraiser se frotte à l’essence même du désir et bafoue allègrement les tabous les plus enracinés dans notre culture. C’est en outre un modèle de cinéma inépuisable pour la densité de son propos et ses  »niveaux de lectures » abondants.

L’existence d’Hellraiser le film est la conséquence de l’adaptation vidéo des écrits de Clive Barker avec Transmutations. L’artiste est abasourdi par cette série Z. Devant cette expérience malheureuse, il décide d’adapter une de ses œuvres sans mettre en péril son univers aux mains d’obscurs auteurs bis peu attachés à mettre en valeur la dimension éthique et transgressive du matériau, traitant tout ce qui leur ait offert sans égards particuliers.

Avant de devenir culte, Hellraiser est un projet qui a peiné à s’affirmer. D’abord, le film devait s’intituler Sadomasochists from Beyond the Graves, titre évocateur, peut-être un peu trop. Par ailleurs, il devait s’accompagner d’une BO forgée par le groupe Coil, dont la musique expérimentale inquiète la production ; Barker devra se contenter d’une BO plus traditionnelle, celle de Christopher Young. Celle-ci demeure une réussite fulgurante et insinue dans le film un climat des plus mystérieux (le theme principal est assurément un classique pour les adeptes de cinéma fantastique). Toutefois, l’atmosphère dégagée par les titres de Coil aurait rendu probablement rendue la vision d’Hellraiser autrement plus étrange et décalée (peut-être le film serait-il moins glacial et inquiétant ? plus proche du cauchemar psychédélique ?) ; difficile d’imaginer l’impact d’un morceau aussi déroutant que Video Recorder.

En dépit de ces quelques compromis, Hellraiser nous est parvenu sans être dénaturé. L’absence de censure est d’ailleurs un phénomène qu’on s’explique toujours assez mal aujourd’hui ; surtout que Hellraiser 2 ne bénéficiera pas de cette clémence et sera allègrement amputé (pour compenser la tolérance accordée au premier opus ?). Clive Barker, lui-même assez perplexe, estimera d’ailleurs que les comités de censure « n’ont sans doute rien compris ». Il n’y a donc qu’à s’en réjouir. Pourtant, on sait combien la culture SM, au cœur de l’œuvre, est peu accessible dans les 80’s, ce qui redoubla l’intensité du choc occasionné par la vision d’un film aussi radical et incisif.

La figure de Pinhead, incarnation agressive, sophistiquée et grand-guignole de cette culture SM, imprègnera directement la conscience collective des amateurs de cinéma  »déviant ». Toujours incarné par Doug Bradley (acteur dans Cabal et le récent Bienvenue au cottage) et intervenant dans les huit opus de la saga (bien que les direct-to-video lui réserveront une place limitée),  »tête d’épingle » est devenu une icône goth macabre ; son allure est si impressionnante qu’il compte de nombreux admirateurs ignorant jusqu’à sa source et son nom. Cet ange hédoniste, ambassadeur du plaisir par la souffrance, suscite tour à tour attraction et répulsion auprès des spectateurs comme des personnages, fascinés par cette synthèse inédite des désirs les plus ténébreux et interdits des Hommes.

Pourtant, à ce stade de la saga, la mythologie de Pinhead et de ses acolytes, les Cénobites, des damnés éternels eux-même emportés vers l’au-delà par leurs voeux de jouissance éternelle, reste au second plan. Hellraiser se concentre davantage sur le personnage de Julia (interprétée par Clare Higgins, théâtreuse de formation). C’est d’abord un conte adulte, à contre-courant de la bienséance ou du carnavalesque inconséquent imprégnant alors le genre horrifique, déjà en 1988 rarement axé sur des thématiques ambitieuses mais plutôt sur des performances gores potaches, ou simplement barbaques (Freddy et Jason font alors la loi).

Dans le fond (et c’est là qu’il est le plus obsédant), Hellraiser trace l’itinéraire d’une renaissance via la transgression des interdits les plus élémentaires. Julia (Clare Higgins) est celle qui franchit les limites posées par la morale et la civilisation. Proche de la dépression au début du film, c’est une âme endormie et asséchée qui n’attendait désespérément que d’être de nouveau irriguée. La restauration de ses pulsions marquera le climax de son existence.

Julia, la renaissance

Avant l’intervention de Frank, les deux héros du film sont le couple Larry/Julia. Un tandem dynamique, aisé, bourgeois, venu de Brooklyn pour s’installer dans la demeure familiale délaissée. On découvre une Julia assez passive, laissant à Larry le soin de gérer leur vie. Julia est, sans surprise, peu enthousiaste devant sa nouvelle résidence, mais elle s’incline. Mais que Frank ait habité ici réveille Julia. Déjà, le simple souvenir de sa sulfureuse liaison avec le frère de Larry la tire de son présent léthargique pour invoquer ses désirs égarés. Lorsqu’elle trouve des photos sans ambiguïtés (elles montrent la dégradation d’une femme) abandonnées par Frank, Julia acquiesce avec force. Nous sommes encore au stade de la résurgence des fantasmes, et Julia pourrait encore demeurer une femme frustrée au tempérament fuyant.

C’est encore le cas pendant un long moment. Julia est un corps étranger dans l’univers qui la cloisonne. Le premier atout d’Hellraiser tient dans cette évocation du conflit entre le monde intérieur et les désirs d’un individu et l’atmosphère de son entourage. Julia est comme privée d’une part d’elle-même, bloquée dans un monde qui ne voit, ne comprend rien. Il est impossible pour elle de se soulever contre cet ordre établi qu’elle abhorre ; elle ne connaît rien d’autre et n’a pas d’appui, personne pour venir la sauver, ou simplement la rejoindre. Elle semble donc condamnée à vivre dans un milieu qui n’est pas le sien ; en ce sens, le film s’adresse et plaira plus particulièrement à ceux qui auront vécus dans un cadre déplaisant, trop codé, trop strict, ou en même temps s’échappaient les instincts primaires de congénères observés par le vilain canard avec condescendance (une émotion qui engendre aussi bien le dépit que la fureur).

Barker insiste sur une opposition très marquée entre Julia et le reste du monde ; Julia est entourée d’individus naturels, spontanés, mais gavés d’eux-mêmes, sans curiosité et recroquevillés sur leur petite vie. Ils ne sont en quête de rien. Il y a dans Hellraiser une approche de la  »beaufitude » ordinaire, cette réalité si commune et si terrible. A ce titre, la scène du dîner est édifiante. Julia, probablement décontenancée par l’ineptie et la triste banalité des invités de Larry, reste blottie dans une posture songeuse, à l’écart du groupe. C’est une galerie de  »copains » de bureaux qui forme la table des invités ; uniquement des personnages médiocres, moins socialement (ils semblent avoir réussis leur vie) que dans leur vie intérieure (dont on devine la platitude infinie). Il y a une femme aux répliques insipides et tellement attendues, un petit crétin épatant Kirsty, la fille née de la première union de Larry, personnage approfondi au même titre que Julia dans le film, mais ici véritable niaise transie devant un micro-exploit digne des plus grossières traditions champêtres. Il y a surtout cet époux au ton grivois et faussement mielleux qui aimerait faire boire un autre verre à Julia, quand celle-ci se damnerait plutôt que de lui ressembler. Parce qu’il ne faut pas se leurrer ; leur tendre la main, entrer dans leur jeu, c’est gommer les frontières qui nous séparent.

En parfaite borderline, Julia quittera l’assemblée. Avec délicatesse, gêne même. Mais au fond, Julia est partagée entre détresse et désir de mettre un terme à cette mascarade. A ce moment, Frank baisse la tête, vaguement mal-à-l’aise ; il sait qu’il a déçu, qu’il a peut-être perdu à jamais les liens qui l’unissaient encore à Julia. C’est ici, à cet instant précis, que tout se rompt et qu’Hellraiser entre dans une nouvelle dimension.

C’est l’heure de la rencontre qui va changer sa vie ; l’heure qu’elle n’attendait plus qu’en rêves, et encore, ceux-ci commençaient à se dissiper. Julia monte au grenier, s’avançant comme vers les fantômes radieux du passé. Elle se plonge dans les ténèbres ou, exaltée et étourdie au souvenir de Frank un peu plus tôt, elle retrouve celui-ci, sous la forme d’un amas de chaire et de nerfs.

C’est alors qu’ils scelleront leur pacte faustien, l’élément fondateur de la mythologie Hellraiser et du film. Toute l’œuvre est, de cette manière, assez littéraire. A chaque nouveau fait, Barker multiplie les parallèles, à chaque vérité, il impose un reflet déformé, voir antithétique. Hellraiser jouit ainsi d’une grande cohérence narrative et thématique ; c’est aussi de ces effets narratifs que naissent la grande profondeur du propos. Barker n’a pas peur d’apporter des réponses ; s’il y a un pouvoir de suggestion au-delà du gore, c’est parce que le film ne se contente pas d’afficher des figurines, il les travaille sous nos yeux (les préparant de telle façon qu’il permettra à Hellraiser 2 d’aller au-devant des fantasmes et du monde narcissique, largement dessinés, de chacun).

Quand l’interdit moral et les tristes façons de s’en accommoder préparent l’horreur

Hellraiser se penche donc sur le rapport au monde de ses personnages et axe son point de vue essentiellement autour de celui de Julia. Les données majeures de départ pour le film sont la religion et la beaufitude ; Barker en fait les deux chapelles de l’interdit, celles qui astreignent l’Homme et réduisent son champ d’action. Il assène ses coups hargneux, vraisemblablement vengeurs et sans retenue, contre cette religion castratrice, contre les autorités morales fagocitant, non seulement la liberté de mœurs, mais surtout jusqu’à la liberté de l’imaginaire. Elle pollue insidieusement cette dernière en y investissant sa morale rigoureuse et restrictive ; d’ailleurs, Julia est une enfant du catéchisme. Sa réaction devant Frank est dictée par ce qu’on lui a inculquée ; en lâchant « vous êtes un démon, vous venez de l’enfer », elle se cramponne sur les références qui maintiennent un équilibre dans sa logique et sa pensée (alors qu’elle aimerait s’en débarrasser – sauf qu’elle ne sait même plus que c’est cette source qui l’empêche de s’épanouir et l’enferme dans un circuit d’échecs). Le Monde a adopté cette rigueur, elle lui colle à la peau et lui donne des allures si brutales, si obscènes (chaque morceau d’humanité devient laid car il est perverti par l’intolérance du dogme) ; avec Frank, c’est l’émancipation, de cet idéal imposé, de cette sexualité triviale, de sa mise en scène poussive par les Hommes.

C’est alors une Julia qui, au plus profond de sa nature, se réenvisageant d’une façon insoupçonnée, fait tomber ses névroses. Elle s’affranchit de la honte et de la culpabilité, abolit l’emprise des forces oppressives grâce à Frank, l’hédoniste, le jouisseur en quête de plaisirs inconnus, qui lui rapporte l’expérience, physique et spirituelle, ultime. Il s’agit de s’extraire du marasme commun, de la tristesse du Monde, pour atteindre une réalité supérieure. Lorsque Frank, évadé des Enfers régis par Pinhead, lui demande de lui rapporter des hommes pour reconstituer sa peau, elle fait la promesse de répondre à ses besoins. C’est comme une communion, une profession de foi, et un engagement irréversible.

En face, les Autres sont demeurés à un stade primaire. On en revient à ce rapport au  »beauf » ; la séquence des déménageurs est explicite. À ces deux ombres vulgaires, Julia refuse d’accorder la moindre empathie ou connivence, affichant le fossé entre eux en les toisant. Froide pour ceux qu’elle méprise, Julia voue une sainte haine à ces roturiers buveurs de bierres. Lorsqu’elle répond par la négative à leur demande, c’est pour mieux leur signifier tout le dégoût qu’elle éprouve à leur simple vision. Sans doute devine-t-elle combien ces vulgaires obsédés se confondent dans une sexualité rustre et pataude.

Hellraiser explore ainsi cette frustration des hommes démissionnaires devant l’inconnu et la liberté. Ce refus de se livrer à soi, de s’abandonner à ses désirs, investit la cellule familiale, que le film explose en y bafouant les normes en vigueur, ou même simplement en allant au-delà de celles acquises et admises. Jusque dans ce repère, il n’y a désormais plus de remparts avant la sauvagerie ; c’est même le lieu des premières loges pour l’émergence des fantasmes les plus noirs. Kirsty, l’ado, a l’occasion de voir le monstre dans l’adulte – c’est pour elle l’occasion du  »passage », mais en bonne âme étendard de la morale, elle ne songera même pas à s’avancer.

On ne le relève jamais, peut-être par pudeur, ou bien par manque d’intérêt, mais Hellraiser évoque bien l’inceste, et pas seulement avec le fameux « viens voir papa » proféré par Frank. Larry lui-même, derrière ses apparences irréprochables, est un de ces ogres du passé ; au-delà de la consensualité apparente, voir du manque de substance, du personnage, on aperçoit cet air à la fois rassurant (paternel, dévoué) et intéressé (incestueux). Certains seront sceptiques, mais goûtez plutôt cette échange qui sera sans doute passée inaperçue, avant que son sens profond ne surgisse avec évidence qu’au bout de plusieurs visions :

Larry : « Oh chérie tu adorerais cette maison »

Kirsty : « Tu adorerais celle-ci »

Lorsque Kirsty découvrira la maison gagnée par le couple, on la verra, face-à-face avec son père, soudain échanger leur posture. Leur geste est apparemment inconscient, irréfléchi car spontané, et ne signifie sans doute rien. Mais à ce moment, Kirsty est passé dans une position d’infériorité par rapport à son père ; c’est désormais lui qui la regarde de haut. Ce petit déplacement n’était-il voué qu’à observer les nuances du plafond, ou bien n’avait-il pour but que de rétablir un contact dominant/dominé entre le père et la fille, celui dont chacun a tellement besoin ? Autre détail, qui pourra passer pour un caprice de grande petite fille, mais tout de même ; pourquoi Kirsty appelle-t-elle son père chez lui alors qu’elle vient de faire un cauchemar ? Son inquiétude ne tient-elle pas aussi à la peur de perdre le pilier sans lequel elle se retrouverait livrée à elle-même ? Larry est un père recroquevillé sur son petit monde, son petit circuit ; il veut garder à soi sa fille, lui interdit de s’approprier quoique ce soit, la dissuade de travailler. Il l’éduque dans la perspective de ne pas l’ouvrir au monde ; puisque ce que pourrait offrir le Monde, lui-même en a peur ; il pourrait y trouver sa vraie nature. Et si Kirsty la trouvait avant lui ? Impossible !

Tout cela se déroule dans un climat de silence et de non-dits dont seule Julia semble avoir conscience. L’omerta familiale règne : il s’agit de garder nos frustrations et les trahir entre nous. Ce système va à l’encontre des aspirations de Julia, laquelle n’a aucune foi (l’a-t-elle perdue en rencontrant Frank) dans de telles valeurs.

La domination et les rapports de force

Hellraiser va ainsi à la source de la relation sadomasochiste ; le masochiste accepte la bêtise, les instincts ou le désir de sublime d’une autorité supérieure. Avec ses dialogues à double-tranchant, le film peint des caractères résolument humains, trop humains. Le premier rapport de force exhibé est celui concernant Larry et Julia. Bien que Larry entreprenne, fasse des projets, Julia entretient avec lui un rapport de supériorité, comme si elle s’adressait à un enfant dans la posture d’une mère castratrice. Aussi le rassure-t-elle pour sa blessure (connotée sexuellement par le montage du film), comme elle le ferait pour un gamin, pour son fils. Elle s’applique sans y réfléchir mais aussi sans aimer le faire ; sa réaction est simplement  »normale », logique, évidente.

Mais les rapports de force se lisent également avec les hommes que Julia aborde dans le but de restaurer la forme physique de Frank. Julia ne quitte la maison, son antre parfaite entre morosité et perspective d’un dépassement mortifère et sensuel, que pour y revenir avec des provisions. Elle apparaît alors comme une femme fatale extrême, un produit très  »film noir », signant définitivement son style. Et quand Julia ramène une nouvelle proie, forcée et dévouée pour son Frank, elle pose la main sur son épaule, met en confort son hôte pour le convaincre de franchir un cap, autrement plus anodin que celui qu’elle a dépassé, puisqu’il s’agit de celui de l’adultère. Dans cette position, Julia semble se vendre à cet homme éprouvant de la honte, tout en restant maître du jeu ; elle passe avec lui un  »pacte », inégal car elle connaît les vrais termes du contrat. Elle est le guide d’hommes effrayés à l’idée de transgresser le plus courant et banalisé des interdits occidentaux.

Ado typique du cinéma horrifique des 80s, sans être cette fois l’héroïne, Kirsty est un repère antagoniste, un bloc d’innocence. Ange compatissant (elle fait ses profits dans les sentiments), elle qui accepte un rapport de force défavorable avec son père, d’où elle tire un certain confort, ne peut instinctivement que ressentir le malaise et l’effroi à l’égard de ces transgressions trop fortes. Ce n’est pas leur caractère fondamental, mais bien leur virulence qui ravage son monde. Elle ressent toujours une suspicion à l’égard de Julia, perçoit des désirs torturés, sa violence inouïe derrière la sécheresse. Lorsqu’elle intervient pour empêcher l’horreur, il ne s’agit même pas pour elle de condamner ou de comprendre ; elle la rejette, purement et simplement, elle voit la monstruosité, accepte cette vérité, mais n’en tolère rien. Elle est comme immunisée, grâce finalement à sa simplicité, voir sa platitude psychique, son absence d’introspection, sa pureté superficielle.

Une esthétique profane

L’architecture de la maison a un rôle central dans le film. C’est le lieu où tout se déroule, un foyer où s’impose tacitement une hiérarchie, que l’espace reconnaît. Au-delà encore de l’étage où dorment les parents ou les adultes, trône le grenier qui renferme le passé d’abord, avec ses lourdeurs et ses totems, mais également le stade terminal de toute vie ; et l’univers où l’adulte est allé trop loin. Le grenier, le sommet, est le lieu du passage, pour goûter au plaisir ou recevoir la justice (au caractère divin dans les deux cas). Frank en descendra pour tirer vers cet au-delà de la vie ou menacer les sages parents ou enfants, notamment en s’infiltrant dans la chambre à coucher. Lorsqu’il se plaît à terroriser Julia en laissant supposer qu’il va s’en prendre à Larry, il la met dans la position du sauveur qui ne peut dire à la victime, dans une position infantile, qu’elle est en danger sans sa bienveillance d’une part, qu’elle-même a totalement rompu avec l’innocence dans laquelle elle se trouve.

Ce foyer est comme une cathédrale. La religion est partout, enracinée dans les esprits et dans les chairs. L’ambivalence règne à son égard (ridiculisée mais intériorisée), toutefois elle est presque une affaire seconde, une étoile morte qui a valeur de référence esthétique et bien sûr de base morale sévèrement dégénérescente. Dans la maison à l’arrivée de Larry et Julia restaient de vieux bibelots chrétiens, folkloriques et un peu ridicules ; le couple s’en débarrasse, pourtant ces objets n’ont pas dérangé Frank, le voyou. Plus loin une vignette christique prévient les brebis du danger qui rôde à l’étage. Elle récolte un regard de défi, une très fine grimace de dégoût, incontrôlée et presque invisible, de la part de Julia. A ce moment, l’installation dans la maison scelle la rupture avec les lambeaux du surmoi chrétien.

Toute son œuvre, avec Frank, retourne les interdits moraux. Et, plutôt que de se contenter d’abolir les rites religieux, elle la pervertit, s’empare de ses codes pour ériger une nouvelle norme à sa tête ; Julia et Frank ne se défont pas de leurs racines chrétiennes, mais ils les mettent en relief (les souillent, peut-être) et agrémentent leur forme ; Frank dissémine sa propre religion et Julia est son meilleur disciple, c’est même l’élève qui pourrait dépasser le maître, alors qu’il était d’abord timide, inquiet, pas sur de lui en franchissant le pas.

Note globale 98

Page Allocine & IMDB   + sur SC

Suggestions… Prison de Cristal 

La Saga >> Hellraiser le Pacte + Hellraiser II Hellbound : les Ecorchés + Hellraiser III : Hell On Earth + Hellraiser IV Bloodline + Hellraiser V Inferno

Note ajustée de 100 à 98 suite aux modifications de la grille de notation (sans -0 ni chiffres impairs, avec 12 comme minimale et 98 comme sommet).

Voir l’index cinéma de Zogarok