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LE TRIOMPHE DE LA VOLONTÉ ++

8 Sep

Spectacle ivre et harassant, Le Triomphe de la Volonté est initialement conçu comme un reportage autour du congrès du Parti National-socialiste à Nuremberg en 1934 ; il sera d’ailleurs reconnu comme « meilleur documentaire de l’année » par un prix d’honneur français. En vérité, cette transcription s’avère une mise en exergue de la cohérence mystique de l’Allemagne nazie, où Lénie Riefenstahl transcrit, avec emphase et gravité, une parade messianique dont la puissance va crescendo. Le Triomphe de la Volonté est celui d’une conquête du réel ; Hitler et ses collaborateurs surgissent en catalyseurs de cette appropriation bientôt sans limites.

Stimulant l’enthousiasme et la combativité au départ, le Führer est mêlé à ses officiers dans des moments plus légers ; l’œuvre concilie un activisme exubérant et la vision d’une société ataraxique, où la politique viendrait sceller cette joie. Le ton est toujours plus édifiant, simultanément abstrait et limpide. La manœuvre est transparente d’autant plus qu’il s’agit d’une fièvre collective coordonnée, s’acheminant finalement vers le totalitarisme ouvert, l’aliénation romantique puis la déclaration d’agressivité ultime. Si Le Triomphe de la Volonté précède l’instauration d’un racisme officiel et de l’hégémonie nazie, les intentions y sont clairement exposées. Le but était autant de fasciner, promouvoir l’idéologie et le combat nazi, fortifier les troupes au lendemain de la Nuit des Longs Couteaux, que d’impressionner les opposants et notamment les régimes voisins. Le film est pétri par une brutalité manifeste que les décors massifs et les cérémonies grandioses ne maquillent pas, mais ne font que justifier.

Riefenstahl réalise ici le film de propagande paroxystique, utilisant des contre-plongées et des gros plans pour sanctifier des personnages-clés, le contre-champ pour créer un dialogue tacite entre les parties et envenimer l’espace. Reprenant certaines pratiques des actualités ou de Eisenstein, elle applique une méthode beaucoup plus radicale, effaçant sa propre empreinte pour mieux valoriser la transcendance de son sujet. L’œuvre se déroule sans aucune narration, sans transitions marquées (les rares cartons explicatifs ne font qu’expliciter le contexte). Bien que la menace, la domination et le caractère arbitraire soient exagérés (et sublimés), il en découle un sentiment d’unité et d’univocité, confortable et excitant psychiquement.

Le fascisme prophétique

C’est tout le paradoxe et aussi toute la réussite (de la propagande et du modèle associé) : cet anti-individualisme s’avère le moyen d’extase le plus téméraire et radical de l’individu ; par-delà toutes les expérimentations menées selon son libre-arbitre, l’individu est ici convié à se concentrer sur une pente ascendante et unique. Il s’agit d’un acte de foi : Le Triomphe de la Volonté est un baptême national-socialiste. Il vous édifie en écrasant votre jugement et vos lubies personnelles, tout en dopant votre élan vital ; vous ne vous évaporez pas, mais le flot de vos pensées est suspendu et canalisé ; et pour substitut, non pas une compensation, mais la voie réelle, la seule vers l’épanouissement : l’abandon fanatique à une entité qui, parce qu’elle est inscrite en vous et vous berce au-dehors, est le moyen de votre réalisation. L’obéissance réclamée par Hitler n’est pas simplement une exigence de soumission, ni même de résignation ou de confiance aveugle à son idéal : c’est le moyen de faire triompher la fibre de l’homme intégral illuminant ces futurs hommes.

Hitler est un sorcier non simplement parce qu’il hypnotise, mais parce que son travail de contamination n’est calculé que pour s’ajuster à sa propre voie intérieure ; et car il transmet à des masses le don d’éveiller leur conscience et leur volonté, tel un pédagogue. Tout cela est guidé par une intention futuriste, le souci compulsif d’engendrer un nouveau monde, par la planification et la rationalisation des forces bien sûr, mais surtout en les invitant à suivre un chemin enfoui par les bruits du monde, que le national-socialisme restaure. C’est là toute la beauté du fascisme : il restaure la nature, réconcilie les passions réactionnaires et les projections divinatoires ; la nature est l’Oracle du passé, du présent et de l’avenir ; et cette nature exulte par le biais de ces hommes qui sont ses fils aînés (la race comme expression la plus achevée de cette nature). Cette aptitude à exulter la volonté de chaque homme par le biais du sacrifice n’est pas le propre du fascisme ni même des idéologies, mais rien d’autre qu’une propagande aussi passionnée, déchaînée, monumentale et surtout ouverte que la propagande nazie n’est aussi prompt à la consacrer.

Parfait écrin du nazisme, permettant l’accès direct à son propre regard, Le Triomphe de la Volonté montre qu’Hitler comprenait que la vie chaque vie était l’errance d’un homme au Monde. Il y répond par une forme idéaliste, saine et régénératrice en soi, puisqu’il prône une organisation de la société et des êtres. Ramifiés à un arbre gigantesque. Le Triomphe de la Volonté, comme l’ensemble des insignes du IIIe Reich, sacralise avec fureur, ivresse, adresse et clairvoyance, l’Homme libéré des entraves du quotidien, de la banalité de la vie courante et des humeurs de ses camarades grégaires ; et une telle délivrance, pour être sensée, ne peut qu’être subordonnée à l’application d’un ordre suprême qui la consacre et la valide. C’est ainsi que s’implante matériellement la conscience de soi, les paysages mentaux collectifs et personnels réunis : c’est ainsi que s’affirme le nationalisme organique le plus exclusif, raciste et circonscrit.

C’est pour ça que toutes les formes de l’esprit et toutes les tentatives de civilisation qui révulsent le plus sont aussi les plus entières : parce qu’elles engagent l’homme à réparer son rapport au monde et surmonter sa condition. Et Le Triomphe de la Volonté s’offre de la sorte. C’est la tribune d’un artiste et d’un prédicateur, pas d’un simple maître, d’un administrateur, marchand ou concessionnaire.

Un ange aux charmes grotesques et spirituels

Au milieu et sur l’estrade la plus haute est planté Hitler, tendu et comme possédé, s’imposant comme la figure mystique, solennelle même lorsqu’il est passablement détendu et dans la réception du dévouement sous ses yeux. Sorcier lui-même envoûté, dépersonnalisé, c’est un personnage transfiguré offrant et assénant le symbole, la fulgurante synthèse qu’il est par-delà son individualité abandonnée ; il se métamorphose et se déploie sous nos yeux et dans nos tympans, comme l’avatar le plus accompli de cette mythologie en marche.

Lors de ces séquences déterminantes où il s’exprime devant la jeunesse, le ton est absolument désinhibé, l’autoritarisme le plus ample s’exhibe et se réclame dans toute sa grandiloquence. Le spectateur est fasciné et déchiré : d’une part, nous voilà impliqués dans une perspective totalitaire (sans filets, sans échappatoire mais aussi sans possibilité de se voiler), mais aussi précipité face à la libération des instincts les plus primitifs et viscéraux subordonnés à une posture résolue. Mais surtout, en dépit de l’emprise ouverte s’exerçant, le discours du Führer résonne comme une promesse d’exaltation.

Un des éléments marquants du film est l’exigence perpétuelle de loyauté, sur laquelle insiste lourdement Hitler et ses sbires ; l’abus est permanent et surtout, se paye le luxe de ne pas être insidieux ; c’est sa morale qui est censée être déjà intégrée et implantée ; les commandements ne sont que la mise à jour et la formalisation d’une table des lois implicite mais que le réel orchestré présume criante.

La vision religieuse et métaphysique de Hitler imprègne et s’inspire notamment chez le personnage lui-même et Le Triomphe de la Volonté permet de remarquer son goût à l’union des contraires, l’association des antagonismes pour engendrer des images fortes ; tout en faisant l’éloge d’une société unilatérale, paradoxalement croissante et multiple par cette même unilatéralité. Cette propension était déjà manifeste dans ses écrits par le biais de son totem Mein Kampf, où sa touche s’avérait là aussi quelquefois hésitante, souvent naïve, toujours exaltée et sans ambiguïté. Il assène également des termes et notions propres, comme « la colonne de la nation unie », marquant son caractère visionnaire. Enfin son attitude physique, flirtant avec le pantin dégingandé titubant sous les assauts et les pressions de sa conscience, l’expose fidèlement, comme un ange pétri de violence, d’absolu et de revanche(s), vociférant avec foi à la gloire de son mouvement et de sa vision.

Note globale  89

Page Allocine

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Voir le film sur TagTele : Partie 1, Partie 2  ; voir le film sur YouTube (sous-titres UK)

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