CANINE -°

24 Sep

Une famille recluse, autarcique, dont les parents préservent du monde leur progéniture. Alors que ceux-ci ont bientôt trente ans, ils les maintiennent dans un univers rigide et aseptisé tout en leur enseignant une vision du réel tronquée, jusqu’à la signification des mots. Une bulle seule contre le monde entier et un système concentrationnaire au service de ses seuls créateurs (les parents donc). Louons le postulat de départ, assez génial ; c’est tout ce qu’il reste de valide à l’issue de la séance. Cette immersion dans un monde automatique, surréaliste par son pitsch et parfois drôle, sera fascinante pour ceux qui l’accepteront avec envie (par excès de rationalisme effréné sans doute). C’est surtout pompeux, prétentieux et  »emmerdifiant » comme peu d’autres essais pseudo  »arty » depuis le début de siècle.

Le problème, c’est que Lanthimos observe ce petit monde avec un œil de scientifique rigoureux et étriqué derrière ses outils de laboratoire. Sa mise en scène recycle d’une esthétique de publicité pour Velux et ne cherche jamais à décoller de son sujet. A la façon d’Haneke, Lanthimos arrive en prétendant proposer un cinéma-réel qui filmerait l’infilmable (et l’infilmable, avec les bas instincts strictement dressés qui vont avec, c’est très pasolinien, alors les fans citeront Pasolini), mais la démonstration, autiste et sociologisante, d’une irritable absence de vie et de spontanéité, fait ressembler le film à un sketche des Inconnus à propos de l’exercice du naturalisme frigide au cinéma.

Atteignant un point de désincarnation totale, Canine épuise par son absence totale d’humanité. Derrière ce qui semble vouloir apparaître comme une légèreté à toute épreuve en contrepoint du sujet, la vacuité. Cela lui a sans doute paru évident, mais ça ne l’est peut-être pas tant ; que les personnages soient aussi creux et artificiels n’était pas un passage obligé ; l’ordre établi peut toujours avoir des failles, d’ailleurs on croit difficilement qu’une atmosphère concentrationnaire puisse absorber ainsi toute parcelle d’humanité ; en outre, les parents, eux, ont-ils seulement encore une pensée, ont-ils seulement des désirs au-delà de leur conservatisme ? Non, ils n’éprouvent rien sinon le sens du devoir et l’instinct de survie de leur système. C’est un peu court.

Sinon pour une bouffonnerie de circonstance, Lanthimos ôte de son film tout plaisir de cinéma ainsi que toute attractivité intellectuelle, pour un délire moral bidon, un truc laconique qui aspire à vouloir tout signifier derrière son langage crypté. A cette fin, ça brasse et parle d’un peu tout et rien ; ça peut évoquer le totalitarisme (comment l’esquiver?), le capitalisme (qui est mal comme chacun sait), des utopies en général ou des cadres sectaires en particulier. Ca pourrait aussi parler des ambiguités qui peuvent exister dans certaines familles quelque peu esseulées (dans le fond, Canine c’est un peu l’hypertrophie de l’inceste affectif). On s’en fout ; ça veut tellement rien dire, mais ça fait si habilement semblant d’être profond en se parant de la forme auteurisante qu’il faut (vierge, dépouillée, décharnée : choisissez votre adjectif) qu’on peut tout y coller. La nature a horreur du vide, dit-on : elle est capable de sacrément nous tromper pour assumer une expérience à la limite du néant.

Pourtant, Canine n’est pas loin d’être crédible par certains aspects de son propos. Le repli engendre un retour de bâton logique, l’inceste ; la pensée unique entraîne une réalité malheureuse, l’absence de monde intérieur, d’aspiration à la liberté et à la révolte ; la privation abouti à un résultat sinistre, ou l’un ou l’autre des participants voit ses instincts ou sa frustration réveillés et son agressivité refoulée (mais les enfants soumis aux mêmes règles depuis leur naissance n’ont pas la notion de ces symptômes) faire surface. Et tout ça est plus ou moins là, en vrac et en vain. Pourquoi ça ne marche pas, alors ? Mais parce que ça n’intéresse pas Lanthimos, qui y préfère les métaphores minables et nous sert de l’ubuesque à la Mergault, avant d’égayer son morne pensum par des provocs dignes de celles d’Innocents – the Dreamers (quoique, au moins, celui-là savait ménager un certain plaisir au spectateur).

Tirons donc les leçons de cette expérience et tentons d’en extraire les principaux traits ou mécanismes. Survolez des thèmes passionnants mais déjà galvaudés, évitez d’avoir un propos trop fouillé afin de ne pas empêcher les esprits critiques de tourner en rond, noyez le tout dans un océan de platitude justifié, alignez les jokes de bourrins et les séances de léchage (pour appuyer le propos jusqu’à ce que chacun comprenne bien ce qui se joue dans le léchage, n’est-ce pas – en sachant qu’il ne faut rien montrer ; il faut simplement faire saliver le pervers au fond à droite de la salle, ça lui fera un substitut de porno socialement valorisant). Vous obtenez un film benêt et insignifiant qui saura, car sur le papier ce qu’il argue et vaut est précieux ou stimulant pour la curiosité, convaincre quelques âmes charitables ou adeptes de la bénigne masturbation intellectuelle de la profondeur et de la vivacité d’un tel produit. A ceux-là, parmi lesquels on se moquera mécaniquement des ignares et intolérants qui n’auront pas su apprécier le vainqueur du prix  »Un certain regard », il faut bien dire tout de même que non, Canine ne nous dérange pas, il laisse si dubitatif et désolé, juste tellement qu’en effet ça lui donne presque un sens, au moins celui d’exister pour tirer vers sa forme de rien.

Note globale 6

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10 Réponses to “CANINE -°”

  1. Voracinéphile septembre 27, 2013 à 18:09 #

    Et bien, quelle charge magistrale contre ce quasi César du film étranger ! Un film à potentiel qui se regarde tourner en rond donc. Magnifique dernier paragraphe, j’y trouve une pique assez… méchante envers des personnes m’ayant conseillé le film. Le plus frustrant est actuellement de l’avoir en version originale sans parvenir à trouver le moindre sous titre valide… Affaire à suivre donc.

    • zogarok septembre 27, 2013 à 18:51 #

      J’aurais bien aimé que tu le vois du coup, mais avant de savoir mon avis et assister à sa crucifixion. A éviter en VO -la VO étant déjà elle-même à éviter dans la plupart des cas, comme chacun devrait le savoir-. C’est un film « verbal », quand même !!

  2. Kapalsky septembre 27, 2013 à 18:11 #

    Je me souviens avoir vu le film il y’a un petit bail maintenant, et en effet le coté pseudo-réflexion dépouillée et vidée d’humanité saute aux yeux et finit par agacer, même si en regardant avec suffisamment de recul, tout ce petit cirque en huis-clos parait très ridicule. On peut citer Pasolini et même Haneke, mais le film n’en a ni la substance ni l’impact de ces modèles. On est dans un cinéma rigide et prétentieux, dont la recherche formelle se limite à l’utilisation de la lumière naturelle en intérieur.

    Et pour répondre à ton commentaire sur Jodorowsky, je suis un grand amateur, ma première expérience fut « La Montagne Sacrée » quand j’étais au lycée, et ce fut le choc. Vinrent ensuite « Santa Sangre », plus personnel mais moins frappant, suivi d » El Topo », merveilleux dans son évocation d’une humanité qui se transcende malgré ses tares. Cet homme est un illuminé génial et ses films méritent plus de visibilité. 😀

    • zogarok septembre 27, 2013 à 18:32 #

      Autant « Funny Games » de Haneke, le seul que je connaisse de lui, m’a rendu extrêmement suspicieux à l’égard de cet auteur ; autant « Canine » n’est tout simplement pas à la hauteur et il est moins hypocrite ou incohérent que purement creux et raté. Je ne sais pas si c’est pire, compte tenu de la note et l’article, probablement..

      Pendant longtemps je n’avais vu que « La Montagne Sacrée » et j’étais plus que rassasié ; il vaut mille films, c’est « Altered States » puissance 10. « Santa Sangre » n’est pas aussi déconcertant, mais il est beaucoup plus envoûtant, charnel, on quitte le concept fou et la farce. « El Topo » en revanche m’a beaucoup moins plu, je l’ai stoppé à la moitié et ne l’ais toujours pas repris… Inventif certes, mais l’amour du trivial et l’embrasement potache et furieux des sens à ce point.. nan. Pour le reste, je prescrirais toujours le tandem Santa Sangre/Montagne Sacrée aux spectateurs en mal de dépaysement !

  3. Voracinéphile septembre 27, 2013 à 19:19 #

    Tiens, mais c’est délicieusement borderline, cette préférence de la VF… N’importe quel puriste qui se la joue connaisseur te prescrirait la VO comme premier contact ^^. Pour ma part, quand j’ai le film en dvd, j’ai l’habitude de tester les deux. Je conserve l’interface qui est la moins ridicule. Maniac 2012 en VF, c’est une horreur (le doubleur respire comme un asthmatique), et à l’inverse, la VF d’un Team America transcende le tout.

    • zogarok septembre 27, 2013 à 19:23 #

      Pas pour moi, l’immersion est considérablement plus faible si le son qui nous arrive n’est pas accessible. C’est élémentaire – évidemment on peut le nier ou s’en foutre. Mais dans ce cas je ne vois pas où est l’intérêt authentique, en quoi on se dirige activement vers l’objet. C’est en tout cas particulièrement effectif pour une série. Comme « Walking Dead » aurait été moins intense… C’est vrai aussi que « ça passe » mieux pour les films, mais ça peut être une sérieuse contrainte.

  4. Voracinéphile septembre 27, 2013 à 20:12 #

    ^^ C’est ainsi qu’on peut apprécier le travail des équipes de doubleurs français. Les bonnes éditions dvds et les mauvaises… Je chroniquerai bientôt un slasher répondant au nom de No One Lives, je me demande si ils n’ont pas mis des nanardeurs sur l’affaire tant les dialogues se révèlent pathétiques…
    Bon, évidemment que je suis en accord sur ton argument principal. Tout le monde n’a pas des facilités pour l’anglais… ou L’allemand (pour Vora et ses nombreux trucs gores connus d’une poignée de personnes sur le globe). Et sur les films bavards, ça peut devenir relativement exaspérant…

    • zogarok septembre 28, 2013 à 01:53 #

      Oui mais pour ces films-là, la langue est souvent secondaire. C’est souvent le cas dès qu’on sort des sentiers battus, quelque soit le niveau de l’expérience.

  5. Voracinéphile septembre 28, 2013 à 09:37 #

    Oui, c’est pour cela que la dernière de mon précédent comm est un peu à côté : je me suis rendu compte pendant que j’écrivais que mes exemples n’avaient pas d’intérêt pour le dialogue… N’empêche, ma remarque vaut pour la totalité des films asiatiques. J’ai découvert Simpathy for Mr Vengeance hier soir, la VF était un supplice (pour un film excellent d’ailleurs).

    • zogarok septembre 30, 2013 à 16:44 #

      Oui, c’est vrai que la VOST est curieusement agréable avec le cinéma asiatique. Mais je veux simplement casser cette règle générale stupide qui voudrait que la VOST voir la VO soit supérieure à tout. C’est le snobisme qui prend le pas sur le sujet et je n’aime pas.

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