MONSTER =-

6 Mai

Le préambule est d’une étonnante franchise. Une femme affirme l’importance dans sa jeunesse de son monde intérieur, un espace candide où elle tâchait de planifier l’avènement de sa nature réelle et épanouie. Monster s’installe dans la vérité, avec rudesse et sensibilité. C’est en tout cas sa posture ; il montre ostensiblement son refus du plaidoyer, se veut grave et lucide. Pourtant ce Thelma & Louise bis, démonstratif et sans nuances, a des parti-pris très clairs.

L’innocence avortée, l’appel sauvage et les remontées glauques

Monster est une projection romancée de la fin de carrière de Ailen Wuornos, « première serial-killer lesbienne » qui avait abattu sept hommes en l’espace d’un an et dont le procès dans les 90s ouvrit un débat sur les conditions de travail des prostituées. Wuornos fut condamnée à la peine capitale mais son histoire a bouleversé et interrogé les médias et l’opinion. Patty Jenkins reprend le dossier à son compte, sans sermon ni pardon, sauf que tout ressemble à un argumentaire désabusé en faveur de la tueuse.

Le portrait est compatissant et invoque autant la déchéance personnelle d’une femme que la responsabilité de la société. Wuornos et sa petite amie, une jeune fille pâle et faible, qu’elle domine sans vergogne, sont enfermées dans un monde trop vaste où elles n’ont pas d’accroche. Pour fuir un univers petit-bourgeois étriqué et insupportable, l’amante de Wuornos ne peut s’en sortir que par le bas, en vivotant de façon pathétique et consumériste ; tout comme Wuornos erre depuis son adolescence, surfant là où le monde se donne et où l’envie l’appelle, généralement dans les zones périphériques. La première moitié du film est cash et pleine de conviction ; la seconde plus convenue, suivant les échelons vers la chute. La cinéaste se délecte d’afficher une telle désinvolture carnassière, avec une prétention à la neutralité proche de la contrefaçon. D’une révolte légitime, Wuornos devient un déchet toxique ; et voilà que la logorrhée impulsive d’une femme trouve à s’étancher.

Trop vite amputée, Wuornos est devenue une vermine et cherche la validation, invoquant sa conviction personnelle autant que Dieu, la bêtise du monde et celle des hommes. Se déroule alors la trajectoire d’une déliquescence toujours retardée par son auteure, mais inscrite dès le départ. Sauf que Wuornos n’est finalement que ce qu’elle nie : une loque, une serpillière ignoble, une criminelle dégueulasse et un enfant capricieux et tyrannique. Elle se prétend saine malgré tout, là où personne ne le voit ; elle a confiance en un potentiel insoupçonné dont rien, pas même son mental dévasté, encore moins son art de vivre laborieux, ne fait la preuve. En vérité Jenkins filme une dérive totale en donnant la parole à une brute amochée par les combats de la vie, qui ne s’est relevée que pour s’engluer et surtout, déverser le mal qui la ronge et le désir de cogner qui l’habite. Car c’est un être humain, qui a manqué de chance : on en oublierait aussi qu’elle a manqué aussi de dignité, d’humilité, d’intelligence (ne trouvant qu’à parodier l’objet de ce manque en prétendant avoir une « discipline personnelle »).

Putride, teigneux et fataliste : la crasse comme victoire, destin, prétexte et moyen

Monster est à la fois résigné devant l’ordre et la mesquinerie du monde, tout l’accusant rageusement de tous les maux de son personnage. Jenkins n’en fait pas une vengeresse, une revancharde comme on en voit dans les rape-and-revenge : elle présente Wuornos comme une victime, à la fois des hommes vicelards et d’une société injuste, qui eux sont tous coupables. Jenkins n’excuse pas Wuornos, c’est vrai ; elle ne s’émeut pas non plus de sa destinée, qu’elle traite de façon caricaturale : elle fait pire que tout ça, légitimant les actes de la serial-killeuse.

C’est un film cynique qui se veut compte-rendu lucide et radical de la société. Monster présente ce qu’est un monde où les pouvoirs publics n’existent plus, où les rares institutions légales ne servent qu’à achever les moutons belliqueux. Cette vision cru, simple et sèche, est vénérable, car elle saisit la cruauté implicite d’une société impassible, indifférente à ses miséreux. Patty Jenkins convoque dans le même temps la nature humaine et avec l’existence instinctive et primale de son héroïne, elle montre une réalité : l’essence des hommes n’est jamais aussi criante que dans les environnements fauchés.

Sauf que son fatalisme excuse tout et lui sert à tronquer cette nature humaine et à justifier les exactions ; la spirale infernale a bon dos. Lorsque Wuornos bute, ce n’est bientôt plus par légitime défense, mais par habitude, par dépit autant que comme un moyen d’exulter à son tour. Sa sauvagerie n’est pas excusable : ceux qui sont devenus des individus par eux-mêmes n’ont pas les circonstances pour masque éternel de leur propre lâcheté. Or de ses rugissements, Wuornos n’est qu’un être faible ; faible parce qu’elle souffre et réprime la tragédie banale qui est la sienne ; faible parce qu’elle s’accommode de sa condition et se réfugie derrière ses états d’âmes ; faible enfin parce qu’elle n’est qu’une ordure, un déchet humain et moral suffisamment malhonnête, prétentieux et limité à son propre sujet pour se laisser-aller tout en ayant l’aplomb délirant de préciser en permanence qu’elle n’a pas le choix, ni quand elle se ratatine, ni quand elle agresse arbitrairement.

Désaxée hystérique et prédatrice brimée

On a pas toujours le choix : mais on peut aussi refuser de le prendre, au cas où il serait une restriction. Wuornos voulait tout avoir, tout en étant toujours excusé : elle a récolté la peine de mort, qu’elle en soit satisfaite, enfin elle recevait un don sans qu’on se plie à sa volonté : enfin quelqu’un a su lui dire non, c’était la justice des hommes, les hommes qui comme elle, n’ont pas de raison de s’écraser. Wuornos a tiré une mauvaise carte mais elle a aussi rompu tous les amendements du contrat social, négligé tous les compromis entre les êtres. Si elle avait cogné au nom de sa détresse, en raison d’une incohérence trop insupportable, d’une tromperie de la société à son encontre et d’un ordre fallacieux, elle devenait quelqu’un d’admirable. Comme elle ne cogne que pour jouir et asséner sa primitive pulsion de vie au détriment de toute préservation ou de toute édification, elle ne récolte que ce qu’elle invoque. Si sa réaction meurtrière aux dérives d’un homme menaçant son intégrité est parfaitement légitime, d’ailleurs c’est un acte magnifique, résolu et remarquable, le reste n’est qu’opportunisme d’une femme avide. Nous sommes dans la situation du séropositif propageant sa maladie à des victimes paumées et innocentes ; celle d’un missionnaire punitif en croisade contre une dégénérescence présumée ou fantasmée est au moins un acte de foi et contient une générosité fondamentale qui manque à Wuornos.

Monster est une immersion vive et incisive, toutefois sous ses apparences d’uppercut, c’est un programme se confondant totalement avec la lâcheté de son héroïne, masque de leur absence de profondeur et d’exigence réelle à tous les deux, prétexte de l’extension d’une volonté de puissance lourde et grossière. L’œuvre fait prendre conscience qu’une vie n’est jamais fichue et insensée, qu’on est jamais tout à fait perdu, sinon devant la loi des hommes ou devant celle d’une quelconque vérité suprême. Ce constat opère et tisse le fond philosophique du métrage, lequel se referme en le clamant de façon tonitruante : mais cet optimisme relatif cohabite avec la complaisance pour un égo galvanisé. Monster crache sur l’état du monde mais son affection va aux prédateurs entravés. Cronenberg avec Cosmopolis faisait le portrait d’un autre prédateur entravé, un prédateur du grand Monde : c’était une étude naturaliste et métaphysique qui exposait au vertige. Monster est dans la démarche inverse ; pour lui, le monde brime injustement. Le seul impératif de Wuornos, c’est de vivre par-dessus ceux qu’elle croise, de tout soumettre à son despotisme plouc, éclairé seulement par la vanité. Qu’il est étrange de se servir d’une telle icône pour rejeter la dureté du monde.

Note globale 50

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4 Réponses to “MONSTER =-”

  1. Van Mai 6, 2014 à 17:20 #

    Point de vue original mais qui m’est étranger. Il y a des déterminismes sociaux et ils jouent contre elle. Si vous la mettez dans un autre contexte elle serait restée droite.

    • zogarok Mai 12, 2014 à 12:44 #

      On est tous mis à l’épreuve, certains ont moins de chance que d’autres, c’est une évidence. Il n’empêche que d’autres sont dans sa situation et ne cèdent pas à ce genre de déviances ; et qu’en effet, « la société » ne peux pas forcément faire quoi que ce soit pour elle.

  2. Voracinéphile Mai 8, 2014 à 14:47 #

    Un gros travail de décodage que je note. Il faut dire qu’à l’époque où je l’avais découvert, il m’avait envoyé une bonne claque, et que la performance de son actrice (plus habituée aux navets à gros budget) donnait des points. Mais ce genre de détails techniques ne contribue pas au débat.
    Le ton très proche de son personnage principal éprouve sans doute trop d’empathie dans le final (alors que tous les morts sont tombés et qu’il y a cet espèce de sentiment d’injustice néanmoins dans les dernières images, ajoutées à la « trahison » de la petite amie par téléphone). Pour la partie déchéance, je me rappelle d’une gradation plutôt marquée dans « l’honnêteté » des victimes masculines, avec la crispante scène du policier en civil qu’elle humilie avant d’abattre, puis l’automobiliste ayant envie d’aider qui subit le même sort (mais Ailen qui pleure à chaudes larmes pour bien montrer qu’elle n’aime pas ce qu’elle fait, déjà que le caractère bienveillant contredit sa vision du monde). Tu résumes en disant que le film lui donnerait le bon Dieu sans confession (il s’en tient à la chronologie des évènements), j’avais effectivement éprouvé une certaine gêne pendant les meurtres qui ne me semblaient pas nécessaires (et accessoirement devant le baratin qu’elle brode pour garder sa petite amie dans son sillage malgré la cavale), mais l’insistance du film sur la violence du monde avait étouffé mes critiques.

    Je me permet de revenir sur le personnage de la petite amie que j’avais plutôt apprécié. L’incarnation de la petite fille de bonne famille qui pense trouver le grand amour (émue par le sort de Ailen, attirée par le parfum d’interdit de cette relation en totale contradiction avec son milieu) et qui tente le coup, en road trip rapidement sans espoir ni saveur autre que les sorties bar et les soirées passées ensemble. Elle devient aussi une espèce d’alibi pour Ailen, qui se doit de nourrir son couple. La petite amie passe plutôt pour une victime dans la conclusion, entourée d’agents patibulaires pendant l’appel fatal alors qu’elle se sort d’une situation sans issue pendant laquelle elle lui a régulièrement menti. Un personnage sobre très bien interprété par Christina Ricci (actrice pour laquelle j’avoue avoir un petit faible).

    • zogarok Mai 12, 2014 à 13:31 #

      J’ai pas fait ce résumé, on nous montre bien qu’elle est « le monstre », mais elle l’est « à cause de », intégralement. Les nuances disparaissent au fur et à mesure qu’avancent le film.
      J’ai un peu pensé à Boy’s don’t cry : c’est la même emphase inconditionnelle pour le personnage pilier, impuissant à lutter contre son destin. Par contre Brandon n’était pas un criminel, lui ; et ses faiblesses, ses contradictions, étaient bien reconnues comme des parts de lui, pas comme le simple effet de sa vie de merde.

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