SUBCONSCIOUS CRUELTY +

17 Avr

Si vous cherchez l’expérience ultime d’un film brisant (presque) tous les tabous de la cohérence pour imbiber votre esprit d’une logorrhée fantasmagorique abondante de liturgie mystique, de symboles et de significations holistiques, ainsi que de visions irréelles, Subconscious Cruelty est l’un des rares produits capables de répondre à cette attente. Seule une poignée de films peuvent prétendre assumer une telle ambition, comme Eraserhead ou le cinéma de Jodorowsky ; sur le plan du rejet de toutes balises du monde commun et émergeant, Subconscious Cruelty va encore plus loin puisqu’il est quasiment aussi épuré de la moindre trace de social que Begotten, c’est-à-dire que l’œuvre est presque parfaitement hors du temps, hors de la civilisation humaine, dans ses références, ses cadres et ses conceptions. Dans le même temps, elle n’en est que détachée mais pas absente, car en consultant le noyau de l’âme, Subconscious envisage de reformuler notre rapport au monde. Comme Begotten donc, mais de façon moins romantique, il cherche à précéder l’Humanité et tout le sens que lui confère les hommes, tout en utilisant ses outils de façon hallucinée, subjective et sublimée.

Réanimation d’un monstre endormi

Karim Hussain s’est heurté à des résistances pour aboutir à ce premier film. Malgré le soutien d’un ami pour la production, il lui a fallu cinq ans pour réunir les moyens nécessaires – pour autant, le budget du film est extrêmement serré malgré les fulgurances exhibées. Mais surtout, ce produit indépendant a subi les affres de la censure, les douanes canadiennes allant jusqu’à confisquer certaines parties du métrage (nous sommes à la fin des 90s). Subconscious Cruelty arrive tout de même jusqu’aux amateurs d’underground grâce à la version 2012 de l’Étrange Festival. Passé aux oubliettes, le film entame un semblant de renaissance et est désormais accessible sur Internet. Il est peut-être trop tard pour qu’il devienne culte, mais désormais les cinéphiles en quête de moments de cinémas radicaux et différents doivent s’arrêter sur ce monstre d’étrangeté.

L’objectif est annoncé clairement et il babylonien : Subconscious Cruelty envisage de mettre en scène un espace où le cerveau droit, celui des émotions et des pulsions, a pris le pouvoir au détriment du cerveau gauche, celui de la rationalité et de la logique, réduit à néant. Il s’agit donc de lever les inhibitions de la conscience, laisser libre cours aux pulsions de sexe et d’agressivité ainsi qu’effacer la réalité concrète pour y étendre les structures du mental primal. Il y a d’abord un préambule filmé à hauteur d’enfant ou de junkie comateux ; la banlieue terne, désaffectée, à la violence diffuse, comme couverte par la banalité du jour, va être balayée par l’hémisphère de la créativité, du désir et de l’extase.

Le film se décompose en quatre segments, inégaux et très dissociés dans la forme mais cohérents et en interaction permanente. Le premier dure près de quarante minutes soit la moitié du métrage. Il met en scène les monologues et expérimentations débridées d’un jeune homme vierge, retenant captive sa propre sœur pour satisfaire son avidité métaphysique et sa curiosité viscérale. Tout est accompli au mépris de l’impératif de réalité, dans un contexte éthéré, quoique l’action semble se concentrer autour d’une pièce, peut-être le compartiment d’une cave ou une antichambre à proximité du vide, sans limite spatiale patente, sans unité graphique puisque les dispersions mentales du personnage trahissent son encadrement physique pour dérouler des encarts oniriques abondants. Il confiera finalement qu’il n’a fait que s’unir à la tempête sous son crâne, où il était un démiurge, alors qu’ici-bas il est un féroce apprenti sorcier.

Le second segment dure à peine dix minutes et plonge dans une sorte de paradis terrestre originel, au milieu d’une nature horizontale et brouillonne. Cette vision d’une humanité tribale et sensorielle où le sexe vient donner du relief à l’harmonie est particulièrement sidérante. Le troisième est un retour ponctuel et en trompe-l’œil au réel, pour le pervertir résolument. Un cadre au niveau de vie relativement avancé dont le quotidien est peuplé de fiches de paie, de films pornographiques et de séances d’onanisme est en proie à la mélancolie morale. Là encore, le montage est extrêmement déroutant, les pauses naturalistes indécentes de morbidité incluant déjà la contamination du subconscient. Cette troisième partie conduit à l’aliénation de la chaire du pauvre homme au cours d’une nuit de soumission à des extraterrestres punitifs venus broyer son meilleur et jusque-là indissociable compagnon. Enfin le dernier segment présente Jésus-Christ terrifié aux portes d’une Église ; des succubes aux yeux charbonneux s’emparent de lui pour dévorer le corps du fils de Dieu à l’intérieur du monument. La dimension chrétienne traversant le film se concrétise, après s’être déjà manifestée lors du troisième métrage, avec la rémission des péchés par des anges et bourreaux ; c’est la religion qui façonne le subconscient, y glisse des blocages, des flics et des fantasmes (même si la culpabilité liée à l’auto-érotisme provient des pudeurs de l’environnement social de façon générale).

Uppercut à la face du monde et des normes du réel

Désagréable et exagérément amphigourique, le premier segment est un somptueux temple de la morbidité et de l’extase platonique. Les trois autres se passeront de mots, pour prendre la forme de concepts animés poussés dans leurs retranchements. Ces représentations parfaitement extravagantes laissent dans l’esprit une empreinte plus profonde alors que le premier, par sa débauche d’idiosyncrasies associé à un éparpillement thématique et graphique, laisse exsangue non pas simplement notre propre cerveau droit, mais aussi nos sens. Il floue notre propre perception autant que notre rationalité, convoquée par la morale privée du personnage principal pour torturer. L’inceste à l’œuvre, ainsi que l’accouchement particulièrement nihiliste, sont des sommets d’affront, mais aussi la révélation que la frustration de Hussain concerne plutôt la moralité publique et le conservatisme, que la normativité du cerveau gauche.

C’est donc une tentative, jusqu’au-boutiste et réussie, de déconstruction du réel, ainsi que de la culture, des modes d’existence ; la nique à la rationalité et à toutes les brimades présumées est faite. Est-ce l’idée qu’on se fait du subconscient collectif, immanent ou même du sien ? C’est en tout cas celle d’un homme réglant ses comptes avec un monde qui manifestement, l’a contrarié. Dans cette virée dans les abîmes de la conscience engloutie se trouvent les restes d’une cervelle récalcitrante, les frustrations sublimées d’un auteur. Était-ce la peine d’aller jusqu’à introduire une pompe à sang dans le corps d’un Christ à Terre ? Cette provocation est celle qu’une conscience endormie chérissait, de même qu’elle est en extase devant l’idée de la propre décomposition de son hôte. C’est une façon merveilleuse de composer une première œuvre : un testament intégral à la mémoire de tout ce qui aura précédé ce premier cri de vie.

Dans le fond Subconscious Cruelty est une revanche sur la réalité, jugée intolérable. La mise à mort du symbole fondateur de la civilisation occidentale est la profanation ultime, car c’est elle qui vient abolir le servage du psychisme par les instructions de pouvoirs éteints ou déchus aujourd’hui, mais exerçant toujours leur emprise sur les consciences. La hargne de Hussain est telle qu’il extrait essentiellement la cruauté de ce subconscient, mettant en scène une violence extrême et obscène ; si Subconscious Cruelty est un tel brûlot transgressif, c’est parce que c’est une montagne de haines et de rancœurs ne laissant aucune contrepartie. Ainsi Subconscious matérialise de façon tout aussi subjective, délirante et universaliste les angoisses masculines, à la fois devant la femme et devant les lois naturelles perçues par l’auteur. D’ailleurs la nature est soumise aux passions des hommes originels et souillée ; de même que toute l’œuvre est remplie de foutre, de charcutage d’hommes et de femmes incorporantes et blasphématoires, passé leur sacrifice pour donner la vie. La logique d’annihilation de Hussain est une main tendue au Diable, qu’il ne ramassera pas dans sa poche mais abandonnera dans le vide.

Objet remarquable et ultra-personnel, Subconscious est un attentat à la raison usant de moyens assez lourds, mais surtout un plaidoyer contre la vie, plus négationniste que pessimiste. S’il est une expérience des plus déstabilisantes et esthétiquement vertigineuse, ce n’est aussi fondamentalement qu’une bizarrerie insensée, bricolant un inconscient avec ivresse, gaucherie. La volonté d’intimider semble être son principal moteur et à cette fin, Hussain ne recule pas devant la débauche d’effets et le renfort de symphonies psychédéliques ne visant qu’à flouer. Cette exagération est celle d’un auteur authentiquement libre et jaloux de sa dégénérescence. Un artiste, donc, doublé d’un magicien amateur et exhibitionniste, vraisemblablement inspiré par les travaux de Jorg Buttgereit (Der Todesking, Schramm, Nekromantik).

Note globale 72

Page Allocine + Wikipedia (en) + IMDB

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Aspects défavorables

Aspects favorables

* Hussain cultive la confusion sur des motifs gratuits, pas toujours sensés

* provocations obsessionnelles, flirtant avec un volontarisme  »satanique »

* quelquefois, sentiment de remplissage

* le premier segment est trop lourd

* un parti-pris téméraire et vertigineux

* une aventure cinématographique

* s’apparente à une confession totalement ouverte : immersion quasi-psychotique

* une esthétique de la dégradation et de la beauté du chaos

* pertinence du traitement des angoisses masculines devant la Nature, le corps des femmes et la procréation

* œuvre d’art intégrale

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6 Réponses to “SUBCONSCIOUS CRUELTY +”

  1. mymp avril 17, 2013 à 16:51 #

    Hmmmpppfff… Beaucoup moins emballé que toi. Il est peut-être trop tard effectivement pour découvrir ce film après tout ce que l’on a vu et tout ce que l’on connaît désormais. La musique du film m’a juste horripilé, complètement hideuse et naze et parfois pas du tout accordée (en plus d’un montage son approximatif). Quant aux scènes hard, bon y’en a effectivement qui sont très déstabilisantes, le reste fait presque sourire parfois dans leur côté exagéré (comme dans Philosophy of a knife).
    J’y trouve moins à redire et moins à théoriser que toi, et tout le côté blasphématoire m’a paru assez ridicule (tiens, et si je faisais bouffer Jésus par des harpies ?). Je pense qu’il faut vraiment remettre le film dans son contexte et son époque, car aujourd’hui, SC fait davantage penser à un tâtonnage expérimental de fin d’études voulant à tout prix choquer ses professeurs et singeant les plus grands (Lynch, Cronenberg, Anger, Russell…) qu’un gros bloc de nihilisme.

    • zogarok avril 21, 2013 à 11:25 #

      C’est vrai, mais pas décisif en soi : « Subconscious » reste un choc, voir un traumatisme, potentiel pour la plupart des cinéphiles qui pourraient le découvrir.

      Pour agrémenter la chronique des habituels liens extérieurs, j’ai été sur Wikipedia, Rottentomatoes etc… Et à chaque fois le film récoltait une assez mauvaise note, avec même des légions de « zéro ». Ce rejet tient autant à un auditoire dépassé (et scandalisé) qu’à des cinéphiles agacés, sans doute blasés par trop d’OCNI et tiquant devant celui-là. L’une des seules critiques « pro » de l’époque a parlé de « junk », d’ordure [de fin d’études]… J’ai l’impression pourtant que le film touche juste dans sa volonté de « tout » braver, de défier la logique et livrer sur pellicule les fantasmes et les paysages morbides de son auteur. Est-ce que l’aspect égotique dérange finalement plus que la dimension chaotique ? En tout cas, auprès des regards avertis, ce n’est pas l’étrangeté qui pose problème, mais plutôt cette outrance sans fondement.

      Reste qu’il s’agit tout de même d’un « bloc de nihilisme » (ce qui empêche de s’y abandonner), qu’importe sa valeur ou sa légitimité.

  2. Voracinéphile avril 17, 2013 à 16:55 #

    Impressionnant article. Il me semble évident que Karim Hussain est au final attaché au thème de la religion, au centre du quatrième segment (en poussant le blasphème au-delà de ce qui a déjà pu être osé (je pense aux Diables de Ken Russell)), avec l’image hallucinée du shoot à la croix, et également dans ses autres films (Ascension notamment, aussi léthargique que métaphysique, une expérience ciné peut être pas aussi violente que Subconscious, mais en tout cas encore plus polémique (où le film commence avec la mort de Dieu, et fantasme encore une fois avec nihilisme sur la condition humaine…). L’attaque sur ce thème est excessive (effectivement, c’est plus le concept de culpabilité devant la morale publique), mais cadre bien avec l’ensemble du film (le côté satanique avec l’orgue et cette vision minimaliste de l’enfer (dont les démons sont à nouveaux des femmes, aucun incube à l’horizon) marque).

    En revanche, il se pourrait qu’il regagne prochainement une petite popularité : la première édition française du film sortira en juillet. Je compte les jours…

    • zogarok avril 21, 2013 à 11:17 #

      Intéressante, cette ressortie. Tout dépendra de la promo ou pas des magazines spécialisées… C’est un film extrêmement peu connu, extrêmement « segmentant » et surtout, rien n’a vocation à le faire sortir des oubliettes (voir des poubelles), sinon les quelques curieux hardcore dont nous sommes (et que tu est plus particulièrement).

      • Voracinéphile avril 21, 2013 à 13:57 #

        Et à propos de Hardcore, nouveau choc underground avec Where the dead go to die. Une vraie nausée comme je n’en avais plus ressenti depuis quelques années…

  3. Voracinéphile avril 21, 2013 à 13:55 #

    Oh, je pense que la promo qui sera faite autour de cette sortie sera anecdotique. Elephant films mise plus sur les jaquettes accrocheuses que dans les opérations marketing (il faut dire que mon dernier achat dans leurs rayons, Morituris, relève du foutage de gueule, mais c’est courant avec eux). Curieux de voir la gueule qu’aura celle de SC. La qualité y sera pour ce qui est du film, c’est maintenant pour les bonus que je m’inquiète… Les éditions étrangères ont un making of qui revient justement sur tous les aléas du tournage, et il y a aussi des courts métrages rares de Karim Hussain…

    J’en profite pour revenir sur la vision de la Femme dans ce film. Je pense que Karim est trop attaché à son idée de déstructuration pour nuancer, comme tu l’as noté avec la religion. Il ne cherche jamais à se rationaliser et à rechercher la vérité, il fonctionne à l’instinct et sa vision hallucinée en fait quasiment des monstres (on pourrait paraphraser Catherine Breillat : « la femme est la maladie de l’homme »). Dans Ascension, avec un casting exclusivement féminin, ce statut est complètement abandonné. Les personnages se façonnent peu à peu au rythme de dialogues aussi lents que poétiques, et ce sont elles qui incarnent finalement les restes de l’humanité. Si Subconscious est typiquement masculin, Ascension change diamétralement d’angle de vue, mais il conserve la poésie trash. Là où tu utilises le mot négationnisme, Ascension est plus dans la métaphore pessimiste, et il ne montre pratiquement plus rien de violent. Des cadavres ça et là, un vieillissement progressif de nos femmes qui finissent littéralement par tomber en lambeaux dans les derniers mètres de leur ascension, mais on est complètement débarrassé des excès graphiques.
    Il me reste un dernier film pour boucler le cycle Hussain : La belle bête, qui lui a une trame claire, qui n’a pratiquement pas de visions surréalistes et qui lorgne plus vers l’étude de caractères. Mais des caractères malades évidemment, au sein d’une famille incestueuse où la mère nourrit beaucoup d’attention pour le petit frère, et où la grande sœur est l’un des personnages féminins les plus éprouvants que j’ai pu voir au cinéma (c’est excessif de la rapprocher d’Adjani dans Possession, mais j’ai par moment ressenti des impressions similaires. Toutefois, Adjani joue littéralement la folie, alors qu’ici, le personnage est juste insondable, malsain (physiquement, l’actrice porte un dentier avec des dents minuscules, qui lui font un sourire horrible))…

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