TRILOGIE DU PARADIS (Seidl) +

16 Juil

PARADIS : AMOUR +

4sur5 Normalement le voyeurisme est répréhensible, ou s’assume comme un vice. Or il faut bien le pratiquer, car on a beau louer le réconfort, l’important reste de se soulager ou simplement de s’égayer : voir ‘autre chose’ ou bien trouver le réel puant rattrapé par le collet. Celui qui se déchaîne sous les yeux de tous, mais n’est nommé que de façon lâche et jamais désigné par la collectivité humaine. Comme il faut se dominer ou rester civilisé, ou garder sa dignité pour les plus faibles et aliénés, nous avons à disposition de nombreux moyens pour purger ce voyeurisme de manière propre : le cinéma en est un, probablement le plus gratuit et aseptisé.

Coutumier de la comédie grasse et sinistre, Ulrich Seidl (autrichien, auteur de Dog Days et Import/Export) a renfloué bien à fond le secteur avec sa trilogie du Paradis. Le premier opus, Paradis: Amour (suivi de Foi et Espoir), fait partie de ces choses où le voyeurisme se fait sec, l’absence de commentaire écrasante. Il suit une dame autrichienne, la cinquantaine bedonnante, en pleine séance de tourisme sexuel – son oxygène, son îlot (un mois de congés en français technique) de bonheur et de délassement au milieu d’une année de crétinisme appliqué. Pas un gramme de fantaisie au programme ; nous voilà plutôt dans le minable et le vraisemblable ; bien encadré, par la culture de base (germanique) et par le contexte où Peggy-Teresa évolue (station balnéaire avec gigolos couleur d’ébène pour blanches fanées mais affamées).

Toutes les étiquettes habituelles pour couvrir l’abjection tranquillement dégobillée seront hors-d’usage ici. Paradis amour exprime bien un jugement : un mépris absolu de la fille et de ses congénères, sans flatter de prétendues victimes par ailleurs. En face il y a bien la misère, les situations odieuses des locaux, mais la mise en scène oublie la commisération la plupart du temps – puis très vite, la rend inenvisageable elle aussi, non que les autochtones soient vilipendés, simplement ce serait décalé, au bord de la surenchère hypocrite. Surtout que le plus embarrassant est affiché : chacun trouve son compte dans ce marché. Les jeunes hommes essaient de tirer leur épingle, harcèlent volontiers, avec leurs manières obtuses et décontractées ; ils sont parfois dans cet au-delà de la fausseté (souvent imité) des gens rompus à ‘jouer le jeu’ ou mentir et simuler avec méthode. Nous sommes à l’opposé de l’esthétisation et du romantisme, ou carrément de l’empathie sélective d’un Plein sud.

Teresa n’est pas une beauté vénéneuse, ne traîne pas la délicieuse odeur de souffre dont se repaissent des transgresseurs sûrs d’eux et de leur fait, elle est plutôt écrasée par ses souffrances dérisoires et le ridicule de ses tentatives. Ses grands espoirs sont autant de petits secrets honteux. Elle n’est pas assez vertueuse, égarée ou légitimement tourmentée pour compenser. Qu’elle travaille auprès d’handicapés permet d’enfoncer dans le sarcasme et cautionne une ouverture grotesque (les auto-tamponneuses) – ce n’est qu’à la marge que cela en fait un individu plus sympathique – quoiqu’on puisse dire, Teresa a au moins un certain courage, un sens du dévouement, même si pour se défendre elle se fait infecte, comme toutes ces connasses ricanantes vite débordées car très ignorantes et basses d’esprit. Face à ses prétendants ou serviteurs, elle glousse horriblement, se moque comme une idiote se sentant dans son bon droit – comme si avait acheté carte pour la supériorité. Ses élans de générosité sont intéressés ou générés par l’autre ; pourtant elle les emplie de sa bienveillance et de sa bonne foi, prête à se donner – avide de se faire prendre et aimer. Elle finira bien par avoir conscience qu’elle se fait exploiter en retour. Ils ont toujours un ou des problèmes, des besoins à surgir. Ses amertumes se précisent.

Cette candeur générale infestée par la désillusion et saccagée par l’aigreur rend Teresa plus intensément pathétique, plus largement et généreusement aussi. Elle se voie elle-même et commence à entrevoir les réalités avec nous. La conscience de soi qu’elle a fuit l’a rattrapée ; décidément le repos n’est pas possible, il n’y a ni Eden ni jardin secret. Et puis cette ‘sugar mamma’ n’est pas un boudin catégorique et pourrait même être réellement au goût des ‘beach boys’ (moins entravés par les exigences et les critères occidentaux) – c’est plutôt que sa chair est triste, à tous degrés ; ses efforts sont infructueux et ses sacrifices le seront aussi. Nous sommes alors gagnés par la peine ; comme on serait triste pour un cher (et saoulant) animal de compagnie atteint d’une violente gastro, ou d’un salaud rattrapé par son plus grand chagrin. Teresa se fait rouler, tellement que ça va devenir l’axe dramatique d’un film qui n’en a pas besoin – l’essentiel là-dedans n’est pas raconter, encore moins une ou des histoires : c’est de présenter, avec sérieux, sans urgence, sans égards pour le malaise évident – pas de dettes ni d’attachement (ni de merveilles d’écriture).

Cette séance est très négative. C’est comme du Houellebecq acide, qui n’aurait que cette perspective d’engagement face à son sujet, l’embrasserait en dilettante. Elle peut se muer en une sorte de torture par procuration, notamment lors de l’anniversaire, où la balade se fait plus drôle et plus répugnante que jamais – avec ce jeune black assigné aux services ciblés. On oscille entre l’embarrassant et le pleinement dégueulasse ; voilà un cauchemar trivial, affligeant pour tous, assassin pour elle (pauvre quinqua en besoin de tendresse et de reconnaissance sensuelle), désespérant pour lui. Séance immonde donc, mais platement alors elle se laisse prendre, fournit un amusement sans joie autre que mesquine ; ne salira pas nécessairement le spectateur ou l’Humanité, mais ne ménagera rien de ses bons sentiments, de ses vœux pieux envoyés à l’universel. Elle détruit les baratins d’occidentaux bienveillants pour la forme, ou même investis dans leur tiers-mondisme : ce commerce est assimilé là-bas, ne choque pas fondamentalement – il inspire une indifférence bien pratique, ni ordre moral ni pudeurs ‘égalitaires’ ne s’étalent là-dessus.

Note globale 78

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Suggestions… Eastern Boys

Scénario/Écriture (2), Casting/Personnages (4), Dialogues (3), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (4), Visuel/Photo-technique (3), Originalité (2), Ambition (3), Audace (4), Discours/Morale (4), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (4)

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PARADIS FOI =+

3sur5 Entre l’Amour (Liebe) et l’Espoir (Hoffnung), Ulrich Seidl s’est laissé aller à une quête plus grande et forte encore : celle de la Foi (Glaube). Cet opus intermédiaire n’est pas ‘fendard’ comme les deux autres. L’aspect documentaire est plus prégnant, pour des raisons négatives : il est du même niveau en terme d’approche ‘rigoureuse’ et détachée, mais l’absence de bouffonnerie laisse le terrain libre au regard sec, comptable, lequel se fracasse devant un tableau aussi désespérant, si profondément incurable. Les doutes, les tensions, sont révolues et l’avancement dans l’âge enfonce encore le clou.

De plus Seidl ne sort pas la protagoniste de son milieu naturel, ni d’elle-même (ce que nous voyons, c’est sa volonté prenant ses aises pendant les vacances) – sans aller pour autant pratiquer son introspection : on reste toujours strictement observateurs, fait avec ce que les dehors nous abandonnent. L’intensité de cette femme se suppose, par indices, déduction, ou à cause de nos propres croyances. Ses actes et surtout ses engagements sont trop forts, rendant les paroles et même le discours dispensables, même s’ils auraient pu être utiles pour plonger ‘vraiment’. Anna Maria (Maria Hofstatter) pourfend la lubricité de ses prochains devant le saint-père ; se flagelle nue face à un Christ en bois, implorant le pardon pour nos piteuses âmes.

Ce Christ est devenu objet d’amour – un amour complet. La ‘vieille fille’ jette sa libido sur une religion dévoyée. Elle qui voit des torses nus toute la journée (à l’hôpital en sa vertu de radiologue) a eu le temps de se dégoûter ou s’ennuyer des choses de la chair – si ce démon-là pouvait encore la travailler, ce serait par réflexe, voire commodité ; un besoin si laid et si loin de son quotidien, mais pas forcément de son conscient, qu’elle ne le voit plus lorsqu’il est là, tapis dans ses activités, prêt à torpiller sa charité, humilier sa bonne volonté. Tout comme elle ne réalise plus, ou alors très en sourdine, le pathétique et le grotesque des situations (que la mise en scène se complaît à marteler – longue séquence avec un rebut en slip à déblatérer sur la pratique du Notre père). Ce besoin précis, certainement dégradant en tout cas tel qu’il pourrait s’offrir ici, est la conclusion qui aurait tout grignoté des rapports humains.

Anna Maria aide et sert son prochain, mais elle n’a pas ou plus de chaleur, d’élan pur, peut-être d’amour envers lui ; en même temps elle est capable du plus grand sacrifice, en se mêlant à la boue – une compromission seulement en apparence, propre à tous les vrais chrétiens prêts à tendre la main aux cas difficiles, aux déchets ; prêts donc aux vraies missions, plutôt qu’à un culte de confort ou à la ré-assurance égoïste. La prêche de son ancien amant (de retour après deux ans) est opposée : lui se fout d’éthique, de morale, d’élévation ; il retient les parties les plus ‘concrètes’ des religions, les avantages masculins. Il se rappelle les coutumes du pays, ou pratique ici ce qui lui était là-bas interdit – dans tous les cas il cultive l’exploitation. Il n’en a pas tellement les moyens, mais il a la légitimité des victimes objectives et reconnaissables à pourrir l’autre et se vautrer dans le caprice. Pour Anna Maria, Nabil est une épreuve de plus ; voilà probablement sa dernière fonction positive. Ce sous-ogre stupide est encore un abruti qu’elle a repêché – et avec lequel elle s’est encanaillée. Ce ne se sont là que deux hypothèses, ce qui est sûr, c’est qu’elle a fait la complète autour d’elle, s’est agrégée une ribambelle éclectique de parasites. Avec ça elle est certaine de suffoquer.

Quand elle n’est pas attelée à se mortifier dehors, elle se mortifie dedans. Seule à la maison, elle s’opprime et récite, chapelet en mains. Son appartement est vaste, le mobilier loin de la désuétude, ce n’est pas une pauvre, elle doit venir d’assez haut si c’est une déclassée ; elle n’est pas objectivement ni explicitement aliénée dans son milieu, dans sa vie. Anna Maria doit être plus près des égarés, des plus ou moins ‘fous’ : son décalage ‘actif’ couvre davantage qu’un jardin secret pour bourgeoise gâtée par l’ennui. Elle s’enfonce, c’est la marque de son engagement. D’où ces combats avec des déchets ou infirmes, la fréquentation de réseaux de perdus, souvent des déviants, alcoolos – veulent-ils être sauvés ? Les pratiquants qu’elle accueille dans une pièce dédiée ne forment qu’un groupe pour exulter platement et officialiser son recueillement.

Malgré ces réalités, ce n’est pas un film glauque, pas le truc sombre et torturé venu racoler le consommateur de sensations fortes et toxiques – domaine d’un Butgereitt ou d’un Miike/Siono. Paradis : Foi apparaît comme une comédie qui ne peut éclore – accablée, désolée pour elle peut-être, pour cette aventure plus encore. Le regard est indifférent, l’indignation ou la compassion absentes, pourtant l’attention demeure. Ni distraction ni émotion, comme on exécute un devoir, ‘fait ce qui faut’ sans le moindre état d’âme, en prenant des lunettes d’entomologiste sans avoir de pression ou de compte-rendu à terme. Cette méthode est la bonne car ainsi le sujet est plus facile à approcher, mesurer, restituer. Le résultat est cependant moins probant qu’avec les deux autres Paradis, très expressifs et volubiles, même indirectement. Ce bad trip là est triste, mais sans épaisseur, il se constate et ne se ressent pas – sans doute fallait-il se préserver de l’horreur et des chatouilles des arrières-mondes.

Note globale 68

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Suggestions…

Scénario/Écriture (3), Casting/Personnages (4), Dialogues (3), Son/Musique-BO (-), Esthétique/Mise en scène (3), Visuel/Photo-technique (3), Originalité (3), Ambition (3), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (3), Pertinence/Cohérence (3)

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PARADIS : ESPOIR +

4sur5 Dernier de la trilogie (sortie en 2012-2013) d’Ulrich Seidl, Paradis : Espoir verse le plus clairement dans la comédie (avec les confidences, leurs joies et rapports d’expérience de jeunes filles obèses, ivres de rêves et de désirs en éveil) , même s’il la tient à distance comme toute intention trop vive. Après un opus particulièrement sinistre (Foi), ce Paradis est celui du relâchement. Il n’y a plus la gravité d’Amour à cause de son côté borderline, de son contexte sentant le soufre. Espoir partage sa mesquinerie exacerbée, sans les compensations positives – pas de compassion ou de tristesse devant la détresse, pas de prise de conscience venant de la laide protagoniste pour réparer un peu cette horreur.

En somme cette peine est la plus méritée ; elle est banale et médiocre comme sa protagoniste, bouffonne héroïque d’une sous-tragédie sans la moindre beauté. Pourtant on ne saurait accabler cette petite créature, car son cas a beau être désespéré, il n’est pas désespérant – alors à quoi bon la méchanceté ? Sans hargne ni haine, avec tout au plus une commisération fataliste et narquoise, Paradis : Espoir relate ce gâchis garanti pour Mélanie et ses amies du centre d’amaigrissement où elles ont été collées pour l’été. Ce sont des enfants pourris esseulés, déjà des beaufs à bière, sans pression. Il n’ont pas d’autre destin, leurs parents irresponsables ont d’autres intérêts ou non-préoccupations. S’ils doivent dévier, il faudra des luttes intenses ou des miracles, les deux semblant hors-de-portée en vertu de leurs caractères – sans ressorts ni attraits, hormis pour des pervers amateurs de viande molle, à tous degrés.

C’est le cas de cet homme mûr sur lequel Mélanie fait une fixette : un médecin, personnage tendancieux, genre vicieux méthodique avec face ‘proprette’. La vie ne doit pas sourire à Mélanie et la voilà déjà en train de se créer des souvenirs lamentables, en coulant vers la domestication pathétique qui doit être celle d’une pauvre âme chétive et demandeuse dans son genre. L’ado fantasme sur un vrai pourri, sans rien de romantique. Il n’est même pas spécialement intelligent. Il s’est simplement arrangé pour devenir une sorte d’autorité afin d’assouvir ses besoins et se divertir avec un maximum de confort ; voilà l’aventurier mou déguisé en sage compétent, profitant d’un système et de la crédulité de ses otages. Il peut éprouver des doutes et de la culpabilité, mais ils ne vont ni le blanchir ni rendre sa relation plus charitable ou excitante pour la captive. Voilà une véritable leçon de vie pour Mélanie, qui a les honneurs de se faire chatouiller par le vigile en chef.

Toutefois elle et ses camarades ne sont pas présentées comme des victimes – ou alors, ce sont tellement des victimes intrinsèques qu’il n’est plus question de s’en soucier. Nous sommes dans la normalité, la leur et d’ailleurs ces jeunes ados l’ont intégré puisqu’ils sont peu affectés. Comme ses prédécesseurs Paradis Espoir ressemble à un documentaire, d’où on aurait retiré l’information et les annotations, pour s’atteler à humilier les ‘puissances’ d’une femme qui n’en a que dans ses rêves, en opposant une froideur totale à leurs prétentions et justifications. La plus jeune s’en tire le mieux car elle est un objet de farce et sa naïveté reste une défense légitime ; sa tante est la plus honorable car la plus combative et idéaliste, la seule dans le dépassement de soi, mais c’est aussi la plus triste et effrayante – elle a le tort d’avoir une énergie à perdre, quand les autres n’ont que des sentiments primaires et des kilos à liquider.

Note globale 76

Page IMDB + Zoga sur SC

Suggestions…

Scénario/Écriture (3), Casting/Personnages (4), Dialogues (3), Son/Musique-BO (-), Esthétique/Mise en scène (4), Visuel/Photo-technique (4), Originalité (2), Ambition (3), Audace (4), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (4), Pertinence/Cohérence (4)

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