MISHIMA +

17 Juin

Schrader est un auteur génial, scénariste de films majeurs comme Taxi Driver (mais aussi La dernière tentation du Christ, Raging Bull, Mosquito Coast ; ou encore Obsession, Légitime Violence), réalisateur à compter parmi les plus sous-estimés de sa génération (au moins en raison d’Hardcore et American Gigolo). La culture japonaise a fait partie de ses premières références : sa première collaboration pour le cinéma est le scénario du Yakuza de Pollack (1974). Après un remake de La Féline de Tourneur, il réalise le biopic d’un illustre auteur japonais : Yukio Mishima (Confession d’un masque, La Mer de la Fertilité), « le kamikaze de la beauté ». La photo est chic et rococo, très flashy surtout dans les tons roses (il faut imaginer le plus fou d’Almodovar et tracer une triple couche de sophistication par-dessus), la musique de Philip Glass (compositeur d’opéras le plus joué de la fin du 20e siècle – utilisé pour de nombreux films, dont la trilogie Qatsi) accompagne le chapelet de souvenirs et de projections. Le film est produit par Lucas et Coppola, porte la marque de ce dernier et expose « une vie en quatre chapitres ».

Ce découpage clair justifie une construction complexe, pour des raisons stylistiques et nullement analytiques ou didactiques. Quelques axes et motifs constants traversent le film (le moulin blanc du pavillon d’or notamment), la linéarité est noyée dans le tourbillon des échos. La notion d’ellipses devient obsolète, la séance étant plutôt un grand défilé d’images, cohérent et effervescent. Le présent du film, son départ et son horizon final, est l’épisode du 25 novembre 1970, où Mishima orchestre une prise d’otage afin d’accomplir son suicide rocambolesque, dans la tradition samouraï du hara-kiri. Il se remémore sa vie, ses fantasmes et lubies ; l’œuvre et l’expérience se confondent donc pour donner à l’écran un récit interne, assujetti au maximum par la subjectivité d’un homme. Mégalo et sensible, il conjugue ses passions auto-mutilatoires et sa volonté d’être sublime pour créer une œuvre amalgamant beauté et morale (ensemble, sans préférer la première et rejeter l’autre comme faisait Gide). En chemin, il appelle « blessures de l’art » les cicatrices [concrètes] résultant de ses expériences masos.

Dans la première partie, ‘Beauty’, un jeune bègue séminariste est édifié par le laïus de l’apollon du séminaire sur la beauté (tenue comme inférieure au savoir), denrée périssable et plus faible qu’elle en aurait l’air. Une conviction étreint soudainement Kimitake Hiraoka : la reconnaissance est proche. ‘Art’ (0h32) marque l’avènement de l‘écrivain. Il démissionne du ministère des finances pour écrire Confession d’un masque en six mois, puis d’autres opus sous le pseudonyme de Mishima. Une de ses déclinaisons se laisse acheter par Kiyoni Akita, pendant que le Mishima IRL rejoue le martyr de Saint Sébastien lors de séances photos aux résultats ‘iconiques’ (consécration gay à la clé). La troisième partie, ‘Action’ (1h02) suit Mishima dans sa phase de maturité et sa confrontation avec le pourrissement imminent, suite logique au moins dans son cas de l’accomplissement d’un programme et de la fermeture sur ses dogmes aux sources morbides. Enfin ‘Harmonie de la plume et du sabre’ (1h29) est tourné vers le grand saut, sa préparation et son cérémonial en partie contrarié.

Le moment-clé est sa prise de parole lyrique face à un public contraint, un millier de militaires ayant été forcés de venir l’écouter en échange de la vie d’un général. Les troupes sont hostiles à ses enthousiasmes et Mishima est alors brutalement confronté au désintérêt des autres envers ses idéaux, à l’indifférence de ses compatriotes pour ses nobles aspirations. Se joue ainsi l’air classique de l’idéaliste ou rêveur des hautes sphères sociales soudain percuté par la violence et les élans primaires de la masse vigoureuse. Mishima hurle à ceux qui refusent de le suivre et se soulever, n’écoutent même pas : « j’ai perdu le rêve que j’avais de vous ». Conformément aux faits, il doit battre en retraite afin de ménager sa splendide sortie, le suicide collectif dont il est le héros étant le climax de toute sa démarche. Cette semi-défaite met en relief les ambiguités de Mishima par rapport à l’expérience sensible, qu’il tâche de plier à sa volonté fantaisiste, ou de pénétrer en déterminant (et donc subjuguant) la façon de prendre des coups. Avec sa formule « la chaude obscurité de l’action » il qualifie son sentiment de se vulgariser, se faire bête et s’avilir lorsque son corps est acteur et directeur.

La manière de raconter appliquée à ce Mishima fait la richesse du film tout en créant une barrière avec le spectateur. Ici, pas d’articulation traditionnelle ou de suite scénarisée tenant en haleine le chaland ; on peut donc s’ennuyer, si déjà on est pas agacé en cas d’emphase indésirable ou non-partagée. Certains marqueurs importants sont à double-tranchant : c’est le cas de la galerie de protagonistes et de la place de l’homosexualité. Les personnages sont peu creusés en eux-mêmes, éthérés, occupent une fonction graphique ou sont porteurs de ‘prophéties’ dans la mythologie personnelle de Mishima. L’homosexualité travaille le film sans être affirmée clairement. De ce point de vue il peut manquer d’audace ou de franchise, mais reflète l’attitude de Mishima lui-même, détournant ses pulsions et transformant ses affinités sexuelles en essence de son art.

Note globale 76

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Suggestions…

Scénario & Écriture (3), Casting/Personnages (4), Dialogues (4), Son/Musique-BO (4), Esthétique/Mise en scène (4), Visuel/Photo-technique (5), Originalité (5), Ambition (4), Audace (3), Discours/Morale (-), Intensité/Implication (3), Pertinence/Cohérence (4)

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