QUELQUES COURTS DE DEMY =+

5 Mar

Focus sur quatre des courts réalisés par Jacques Demy, avant ses longs-métrages ‘phares’ des années 1960. 

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LES HORIZONS MORTS (1951) ***

3sur5  Les Horizons Morts est le film de fin d’études de Jacques Demy (français connu pour Les Parapluies de Cherbourg, Les demoiselles de Rochefort et Peau d’âne), étudiant à l’école de Vaugirard (Louis Lumière, à Paris avant de se déplacer à Noisy-le-Grand en 1989). Il suit une poignée de courts moins ‘consistants’ et généralement omis (Le pont des mauves-1944, Attaque nocturne-1948). Avant le premier long en 1961, Lola avec Anouk Aimée, Demy tournera plusieurs courts ou moyens d’une vingtaine de minutes, comme Le Sabotier du Val de Loire, Ars ou Le Bel Indifférent.

Demy interprète un jeune homme usé qui passe l’essentiel des huit minutes dans sa chambre, en parvenant à errer sur place. La seule sortie dehors est l’occasion de prendre une mandale, une physique, une de plus sûrement, lui permettant de bien être rappelé à sa vocation de larve impuissante – et nous indiquant au passage qu’il est un amoureux déçu. Mais les peines de cœur semblent un déclencheur, voire la confirmation d’un état désespéré. S’il y a bien frustration, il y a aussi l’omniprésence du néant : notre héros fébrile apparaît totalement déconnecté, évanoui dans sa prison déserte.

Fumer et végéter sont ses dernières activités humaines manifestes. Sauf miracle ou changement d’âme, il passera le reste de sa vie à s’empoisonner. Le spectateur débarque au milieu de cette solitude ; celui qui attend des messages limpides ou de la clarté sortira perplexe. Il trouvera plutôt une métaphore très concrète de la noyade dans un verre d’eau et des enchaînements dé-réalisants. Ces Horizons Morts peuvent faire penser à une version muette et minimaliste du Feu Follet, des œuvres qui y puisent ou s’en rapprochent (Le Feu Follet de Malle en 1963, Un homme qui dort en 1974).

Note globale 70

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Suggestions… Eraserhead

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LE SABOTIER DU VAL DE LOIRE (1955) ****

4sur5  Entre deux étés (1942 et 1943), Jacques Demy a vécu chez un couple d’artisans, au lieu-dit La Pierre Percée. Ses parents l’y envoient pour l’éloigner des tourments de Nantes en cette période d’Occupation [Agnès Varda fera mention de cet épisode dans Jacquot de Nantes (1991), fiction consacrée à la jeunesse de son mari]. Dès ses seize ans, Demy filme le sabotier pour un documentaire muet qu’il nomme Le sabot. En 1955, il rend hommage à ce vieux couple et à sa profession en réalisant Le Sabotier du Val du Loire. Le futur réalisateur des Parapluies de Cherbourg n’a encore réalisé que des courts-métrages anecdotiques et celui de fin d’études (Les Horizons Morts).

Officiellement c’est un documentaire, mais les commentaires en font plutôt une dissertation ‘analytique’. En-dehors des séquences de fabrications plus minimalistes, la mise en scène s’autorise à interpréter (ce sera plus marqué encore pour Ars, fruit d’une commande, son court le plus éloquent). Dans tous les cas, on est loin du Demy connu, celui des comédies musicales, même de leur dimension plus assimilable à du ‘drame décalé’ (Lola, Peau d’âne). Le Sabotier raconte ces gens placides, modestes, jamais turbulents ni éclatants, jamais tenté par quelque corruption ou nouveauté ; fidèles à leurs taches, leurs devoirs et leurs relations, mais fondamentalement désengagés.

Le fatalisme campagnard a rarement été exposé avec une telle intelligence. Pourtant les mots de Demy sont simples, son investigation prudente, carrée. Ces gens sont fondamentalement dans l’acceptation ; ils ne sont pas hostiles par exemple, éprouvent peu de sentiments négatifs ; des revendicatifs, au minimum. Ils sont en contradiction avec les clichés dont on les accable et auxquels ils ne répondent rien, car ils se désintéressent des bruits du monde comme des grilles de lecture clinquantes ; c’est que leur fatalisme est inné, donc forcément très limitatif.

Il est absolu et banal à la fois. La notion d’ « ordre des choses » règne. Les jeunes partiront, la chance passe, les hommes sont sans surprise et les cycles naturels se répètent. C’est la vie ; c’est la notre en tout cas et il faut rester à son poste. Par rapport à la société, ils sont des membres loyaux, mais autonomes et apathiques. Ils ne sont pas les défenseurs ou encore moins les propagandistes de traditions ; ils en sont les garants par leur existence même, leur routine. Et à l’époque où Demy vit puis filme ces existences, elles ont déjà connu un grand déclin et approchent de la désuétude.

À cause d’un caprice de diffuseurs, ce court-métrage de 29 minutes est accessible dans une version écourtée (de quatre environ). Pour ce premier projet d’ampleur, Demy était supervisé par Georges Rouquier, réalisateur de documentaires sur les métiers. Assistant pour lui sur son SOS Noronha (1957), Demy rencontre Jean Marais, qui lui présente Jean Cocteau. Ce dernier lui permettra de mettre en boîte une adaptation de son Bel Indifférent ; avec ce court-métrage tourné avec des proches (le décorateur et l’actrice), Demy annonce sa future carrière, plus rococo, tout en étant encore dans l’étalage d’une mélancolie soft (vivable).

Note globale 82

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Suggestions… A propos de Nice/Vigo

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LE BEL INDIFFERENT (1957) ***

3sur5  En 1940, Jean Cocteau crée Le Bel Indifférent, pièce en un acte pour Edith Piaf et Paul Meurisse. Produite au Théâtre des Bouffes-Parisiens, elle connaît un grand succès. Seize ans plus tard, Jacques Demy (futur réalisateur des Parapluies de Cherbourg) est assistant de Georges Rouquier pour SOS Noronha (film d’aventure), ce qui l’amène à fréquenter Jean Marais puis à rencontrer Cocteau. En lui accordant les droits de son Bel Indifférent, Cocteau permet à Demy d’affirmer son style : mirifique, pétillant ou à défaut éclatant, souvent emprunt de tristesse (voire borderline sous ses postiches).

Contrairement aux autres courts-métrages de Demy, comme Ars ou Le Sabotier, celui-ci vire à l’exercice de style saupoudré de paillettes ; les couleurs flashy et les manières emphatiques font déjà basculer Demy, sur la forme, dans la comédie musicale et la modernité. Bernard Evein entame ici sa carrière de décorateur et collaborera avec les principaux auteurs de la Nouvelle Vague (et à 7 autres reprises avec son ami Demy). Sa contribution ‘américanise’ et évoque, pour cet opus, les productions de Powell (Narcisse Noir, Chaussons rouges). Cependant les mots tranchent aussi : Peau d’âne, Les demoiselles de Rochefort, auront leur part sombre, mais elle ne sera pas si ouvertement affichée.

Or Le Bel Indifférent est une complainte pathétique, déclamée par une actrice inconnue (Jeanne Allard, à la performance passionnante) pendant 28 minutes d’un monologue presque ininterrompu. Cette femme souffre d’être délaissée par son amant (Émile, interprété par un amateur trouvé dans la rue) et ne récolter que son mutisme ; en vérité elle récolte encore moins, n’obtenant de lui aucune réponse, sauf à la rigueur lorsqu’il lui tourne le dos. Forcément elle veut croire que son indifférence est feinte. Elle analyse, sans aller au bout de ses raisonnements ; projette sur lui en continu. Elle lui prête tout, en fait tout : même un chic type à l’occasion.

Elle se livre à fond pour cette relation de plus en plus imaginaire. Ce manège solitaire prend une tournure sinistre, en toute transparence ; elle tient son rôle, sa dignité, mais est seule à remplir le vide et surtout à s’aliéner dans cette relation. Elle tourne autour de conclusions déjà connues et n’a finalement rien à gagner, à découvrir ou même à sauver. C’est parfois drôle et toujours désespérant. Ceux qui n’éprouveront ni compassion ni curiosité s’agaceront rapidement et se moqueront probablement. Ils pourraient voir de l’inertie là où il y a un déchaînement d’efforts intenses mais absurdes.

Note globale 68

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Suggestions… Hôtel du Nord + Carnage

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ARS (1959) ****

5sur5  Avant les longs-métrages haut en couleur des années 1960 (Parapluies de Cherbourg, Model Shop, Demoiselles de Rochefort), Jacques Demy met au point plusieurs courts pendant les années 1950. Sixième et dernier de cette préhistoire d’un cinéaste, Ars en est le plus beau morceau. Comme Le Sabotier du Val de Loire, c’est un documentaire commenté (par le réalisateur). Cette fois Demy ne se raccroche plus à des souvenirs personnels (il a passé un an chez ce sabotier et sa femme) mais honore une commande à propos du curé d’Ars, Jean-Marie Vianney, vénéré par l’Église catholique.

Néanmoins ce cas éloigné des mondes de Demy le fascine à cause de son absolutisme. Le cinéaste se plonge sans réserve dans la perspective de son sujet ; après le spleen narcissique des Horizons morts puis la compassion pour la victime du Bel Indifférent, il se laisse gagner par la fièvre sainte du curé d’Ars. Passé la présentation rigoureuse et le données générales, Demy vise le cœur des turpitudes morales de Vianney pour représenter sa vie. À sa genèse, c’est l’histoire d’un curé envoyé dans une ville de l’Ain pour faire pénitence : il accepte son sort et s’engage dans sa mission au-delà de la raison, des attentes ou des règlements.

Résolument humble, il se dépouille au maximum et se donne complètement à la lumière de Dieu. Son ascétisme ne serait qu’un gris-gris, il lui faut s’humilier devant le Seigneur, se refuser toute vanité. Cette apparente aliénation est la voie vers la libération. Dans une certaine mesure, c’est la transfiguration des serviteurs de Dieu. Le chemin coûte toutes les récompenses et tous les plaisirs de la vie courante, mais dégage l’horizon pour accéder à un contentement sans fin. Les privations terrestres sortent alors de la conscience, comme les coutumes d’un animal lui deviendraient étrangères s’il se transformait en homme.

Le plus pénible et douloureux ce sont les moments de doute et d’égarements, l’impatience ou les bouffées d’orgueil du prêcheur. Demy met en avant la ‘dérive’ répressive du prêtre avec vigilance. Comme mentionné, il ne contraint personne ; mais on vient à l’église pour être blâmé, sommé de refuser les tentations qui paraissaient les plus innocentes. Ces petits chrétiens sont là simplement par habitude, tradition ; la violence de Vianney les excèdent. Il devient une cible injustement lésée, mal comprise, si peu entendue ; il l’accepte non comme la rançon d’une gloire, mais car c’est une nécessité pour ses ouailles dissipées. En même temps il le refuse car l’enjeu est plus fort que son honneur ou leur confort. À un moment il manque de fuir et réalise sa faute. Son amour-propre en est accablé, pourtant il est aussitôt transcendé par une croissance dans sa révélation. L’emphase prend des proportions épileptiques.

Au départ le film est d’un abord aride, malgré le message d’amour et l’élan déclaré joyeux vers la grâce ; progressivement cette dernière inonde tous ces lieux austères et froids. Les vertus esthétiques du Sabotier aussi ont germées. Demy a une façon remarquable d’investir les routes de campagne, les endroits publics ou secrets de la ruralité : des horizons d’une placidité effrayante et sublime. La séance a des allures dostoievskiennes. La transe morale de Vianney renvoie également aux exaltations d’Artaud, sans pousser à se compromettre et s’abîmer : le curé d’Ars est certes passé par la mortification mais il a manifesté sa volonté l’a poussé à l’épure, la souffrance n’était pas une fin ou une addiction. Demy rend un hommage fasciné à cette puissance de la foi, peut-être en se dépersonnalisant pour apprécier cette force (prosélyte, non égoïste). Le parcours du curé d’Ars est également le cœur du Sorcier du ciel de Marcel Blistène (Étoile sans lumière avec Piaf), biographie sortie en 1948.

Note globale 86

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Suggestions…

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