TÉLÉCHAT ****

16 Août

4sur5 Une charade puis une escapade sur la Lune, entre deux jurons masqués à l’ordre socio-culturel. C’est peut-être le produit le plus baroque que la télévision française ait produit pour la jeunesse. Entre 1983 et 1985, Antenne 2 diffuse, dans le cadre de son émission Récré A2, 234 épisodes étalés sur trois saisons de Téléchat, un programme-court en animatronic parodiant les journaux télévisés. Deux présentateurs, le chat Groucha et l’autruche Lola (soutenus par un conseiller déguisé en téléphone), dans une atmosphère à la fois formelle et détendue, se font les émissaires malgré eux d’une critique acerbe sur la société de consommation et les confusions entre le spectacle et l’information. Autour d’eux, des objets animés et des freaks pour invités, entre deux flashs publicitaires grossiers.

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Torturant les repères du quotidien et des médias, Téléchat est armé pour décontenancer les adultes et traumatiser les enfants. C’est un produit fou mais absolument pas malade ; seul son contexte le rend malade, car il était inespéré que la télévision engendre et accueille dans sa chaire pareil objet. Roland Topor (auteur notamment du Locataire Chimérique adapté par Polanski) et Henri Xhonneux, dont la collaboration mènera quelques années plus tard à une féroce vision du Marquis de Sade (le film Marquis où il s’entretient avec son pénis), s’amusent à abaisser toutes les barrières entre les systèmes humains. Il en résulte cette chorale absurde, hypnotisante mais relativement malsaine car elle semble se nourrir autant d’ivresse créative que d’une certaine désillusion, une lassitude de l’état d’adulte, de ses duperies et sa rationalité morbide.

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L’étrangeté de l’émission est consacrée par son anthropomorphisme appliqué sur un maximum d’animaux et d’objets, y compris les plus incongrus : il est tout naturel dans ce monde-là de retrouver un tire-bouchon sportif de compétition. Cette façons d’étendre les traits humains les plus outrés, conformistes ou névrotiques à tout, tend dans le même mouvement à le ridiculiser, voir à le transformer en rêve éveillé un brin toxique et exaltant. On a le sentiment que les auteurs pourraient être les oncles spirituels de South Park ; si ceux-là sont les sales gosses les plus brillants de leur domaine, eux sont plus littéraires, subtils et grotesques, manifestement désespérés et borderline. Dans les deux cas, l’état du Monde est le problème ou le matériau premier.

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Le spectacle est sidérant, fascinant et dérangeant, parce qu’il agresse le spectateur en violentant un confort très particulier, son cadre de perception de la réalité. Il maltraite ses références intellectuelles et met à rude épreuve son usage de la télévision : certains se délecteront de l’humour auto-agressif des publicités (les « pub nulles ») et y verront un génie de régression, or Téléchat ne s’appuie sur ce potache que pour en faire l’égal de ce qu’il relève. Cette amertume n’est pas visible par tous ; les nanardophiles et geeks premier degré ne comprennent que le surréalisme patent, de la même manière que certains humoristes  »cyniques » sont persuadés et persuadent certains d’avoir osé franchir les limites du socialement dicible.

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Tour à tour jouissif et désagréable, voir glauque par son originalité miraculeuse, Téléchat nous plonge dans une sorte de vacuité hystérique, ultra-expressive et chargée de sens profond, qui est autant le fait de ses connexions artificielles ou biaisées au monde réel que de notre propre amusement médusé. A découvrir absolument au risque d’y perdre sa logique ; à revoir impérativement pour ceux dont l’esprit a du négocier précocement avec un tel programme. Ils étaient encore trop jeunes pour absorber sans dommages une vision si abstraite et déstructurée du monde qu’ils auraient bientôt à explorer ou pire, à assumer. 

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9 Réponses to “TÉLÉCHAT ****”

  1. Voracinéphile août 16, 2013 à 14:35 #

    Dans mon cas, une découverte tardive d’il y a 3 ans, je suis passé à côté du traumatisme enfantin, en revanche, fascination totale quand je l’ai découvert (avec Leguman comme héros favori). Beau décorticage de cette émission qui se fait passer pour un programme enfantin de part son absurdité, alors qu’elle vise clairement à faire réagir les adultes. J’adore en tout cas l’idée des publicités, où on montre un produit d’usage courant avec un singe vert (oh, c’est lui le consommateur sensé l’utiliser ? C’est nous, lui ?) qui arrive et qui commence à faire n’importe quoi avec… Subversif et si absurde…
    Touché pour les nanardophiles en tout cas, je n’étais jamais allé jusqu’à ressentir ce « blasement » pour le monde alentour, ici parodié à l’extrême. On comprend d’autant mieux l’appellation de « malsain » souvent ressorti pour ce programme…

    • zogarok août 27, 2013 à 01:17 #

      Tout comme toi puisque je ne m’y suis plongé qu’il y a quelques mois. Je n’aurais pas cité Leguman… le téléphone est très intrigant..

      Mais j’avais vu cette publicité avec le singe vert et ça m’avait… tellement saoulé. Même pour son « message », je trouvais le rendu si lourd, si bas-de-gamme. Puis en envisageant l’ensemble, on perçoit mieux pourquoi ça se tient, pourquoi ça fonctionne – et qu’il ne s’agit pas de poses critiques « prétextes ».

      • Voracinéphile août 27, 2013 à 01:58 #

        Disons que le téléphone est marquant… Et quand on regarde Marquis, la comparaison avec un des personnages s’impose d’elle même.
        Léguman s’est imposé dans mon souvenir pour différentes raisons (d’ordre absurdes). Reste que je dois sa découverte à Alice in Oliver ^^

        • zogarok août 27, 2013 à 02:00 #

          C’est chez lui aussi que j’avais vue la pub (celle de la vidéo) !

          Ce fameux personnage dans « Marquis » est parfait ! Sa place est dans le fond des caniveaux mais c’est sa destinée ! Il est fait pour vivre dans les égoûts et s’y faire mettre dans un coin ! Formidable !

  2. Kapalsky août 24, 2013 à 14:18 #

    Cela me rend triste de voir qu’une telle audacité ne sera plus récompensée sur les petites lucarnes. « Telechat » fut une émission pionnière, tributaire d’un humour absurde et d’une critique sociale, évidemment insaisissables pour les plus jeunes attirés par le look néo-muppet de l’ensemble. Comme beaucoup de shows de notre jeunesse, il est absolument génial de redécouvrir l’émission avec un œil d’adulte, mais en meme temps je désespère de ne plus voir autant de créativité malicieuse et de transgression dans un programme, hormis les quelques exceptions qui bourgeonnent de ca et là travers l’Internet.

    • zogarok août 27, 2013 à 01:13 #

      Oui mais comme tu le dis il y a Internet ; et plus généralement il y a l’accès beaucoup plus simple à la culture et donc, à ce type de regard.

      Les « transgressions » sont d’un autre ordre. Tout est écorné sans arrêt mais rien n’est jamais transgressé. C’est l’époque, une petite phase d’immaturité devant de nouveaux acquis et au bord de chocs plus puissants et profonds. Ça changera.

  3. Eylem Aygul août 31, 2013 à 20:28 #

    Toute mon enfance. Bien cauchemarder avec Leguman. Le super héros qui parait gentil mais qui est méchant.

  4. Eylem Aygul août 31, 2013 à 20:30 #

    Sinon j’ai bien aimé ton article, Zoga. Sauf que je vois pas le rapport avec South Park.

    • zogarok septembre 6, 2013 à 12:55 #

      Il n’y a pas de rapport direct – « Téléchat » n’a évidemment pas inspiré « South Park ». C’est une pure comparaison de deux styles et deux perceptions du monde. Dans « Téléchat », il y a un attachement dépressif à ce dont les auteurs de « South Park » n’ont aucun problème pour se moquer.

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